L’hydrogène vert en Tunisie Un nouvel instrument de pillage et d’exploitation

La stratégie tunisienne pour l'hydrogène vert, élaborée main dans la main avec la GIZ allemande, prévoit d'exporter vers l'Europe plus de 6 millions de tonnes d’hydrogène vert d'ici 2050. Largement saluée, cette stratégie ne tient pourtant pas compte de ses impacts significatifs pour certains secteurs stratégiques en Tunisie, car elle donne la priorité aux besoins de l'UE plutôt qu'aux intérêts locaux.

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Longread de

  • Elyes Ben Ammar
  • Saber Ammar
Illustration by Othman Selmi | www.behance.net/othmanselmi

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En septembre 2023, le ministère tunisien de l'industrie, des mines et de l’énergie a publié la Stratégie nationale pour le développement de l'hydrogène vert et de ses dérivés en Tunisie, élaborée en partenariat avec l'Agence allemande de coopération internationale pour le développement (GIZ).1 La Stratégie nationale inclut un plan d'action pour l'exportation vers l'Europe de plus de 6 millions de tonnes d'hydrogène vert d'ici 2050. Ce plan, ainsi que les multiples déclarations de responsables tunisien·nes en charge de la transition énergétique qui l’ont accompagné, a fait l'objet de nombreuses critiques positives le saluant comme un levier potentiel pour le développement du pays. Cependant, l'objectif de la stratégie de répondre aux besoins de l'Union européenne (UE) et de se conformer à ses diktats aura sans aucun doute un coût élevé pour un certain nombre de secteurs stratégiques en Tunisie, un fait qui semble avoir été noyé dans l'approbation générale de la stratégie. Dans ce contexte, le présent article, réalisé par le Groupe de travail pour la démocratie énergétique en Tunisie, cherche à dévoiler certains aspects de ce projet majeur qui n'ont pas été débattus jusqu'à présent.

Pourquoi l’hydrogène vert, et qui va réellement en bénéficier ?

L'UE s'efforce d'investir massivement dans les énergies renouvelables, en particulier dans l'hydrogène vert afin de réduire sa dépendance au gaz russe, et de tirer profit d'un nouveau marché dans lequel elle entend se positionner comme pionnière. En outre, l'UE vise à réduire ses émissions de carbone de 55 % d'ici 2030, et à atteindre la neutralité carbone d'ici 2050. Ces ambitions sont exposées dans la stratégie de l'UE pour l'hydrogène2 adoptée en juin 2020, et se reflètent également dans la stratégie nationale allemande pour l'hydrogène,3 ainsi que dans le plan REPowerEU4 qui vise à produire 10 millions de tonnes d'hydrogène au sein de l'UE d'ici 2030, et à en importer 10 millions de tonnes supplémentaires. 
 

Figure 1 : Les différentes couleurs de l’hydrogène

Corporate Europe Observatory et Transnational Institute, Évaluation des plans de l'UE pour importer de l'hydrogène d'Afrique du Nord, 2022.

Hydrogen Tunisia | www.behance.net/othmanselmi

Illustration by Othman Selmi | www.behance.net/othmanselmi

Le coût réel de l’illusion du développement

Le gouvernement tunisien fait miroiter l'idée que la production d'hydrogène vert en Tunisie générera  d’importants revenus financiers au pays, et lui permettra de se positionner sur le marché européen. Mais l’État ignore que ces projets ne feront qu'accentuer le rapport de force déjà déséquilibré entre la Tunisie et l'UE. Ce déséquilibre est dû au fait que, comme la plupart des pays du Sud, la Tunisie souffre de déficiences structurelles majeures, dont les plus importantes sont les suivantes12 : 

  • La Tunisie est fortement dépendante sur le plan énergétique, en raison de son incapacité à transformer les matières premières en l’absence des technologies requises. Elle ne dispose que d'une seule raffinerie de pétrole brut, située dans le nord du pays (Zarzouna, Bizerte). Sa capacité de raffinage est de 34 000 barils par jour, alors que sa production s’élève à 50 000 barils par jour. La capacité de raffinage ne permet donc même pas de répondre au volume de pétrole brut produit dans le pays, et encore moins à la demande nationale globale. La Tunisie est donc obligée d'exporter ses matières premières (en l'occurrence le pétrole non raffiné) et de payer la différence de coût entre le pétrole brut et ses dérivés, ce qui aggrave le déficit de sa balance commerciale. En ce qui concerne l'électricité, en raison de la dépendance totale du pays au gaz naturel pour la production d'électricité, plus de la moitié de la demande nationale est satisfaite par des importations en provenance d'Algérie.13 

     

  • La Tunisie est également confrontée à une forte dépendance alimentaire. Le taux d'importation de blé tendre (composante essentielle du régime alimentaire des Tunisien·nes) s'élevait à 94 % en 2020.14 En parallèle, le pays exporte des produits à forte consommation d'eau tels que les fraises, les tomates, les dattes et l'huile d'olive, ainsi qu'un certain nombre d'autres produits agricoles prisés par les consommateur·trices européen·nes et occidentaux·ales. La production de tous ces produits génère un coût environnemental important pour la Tunisie. À ces coûts s'ajoute le fait que les terres agricoles peuvent désormais être utilisées pour des projets d'énergie renouvelable, sans changer leur statut foncier et sans avoir besoin d'obtenir une autorisation du ministère de l'agriculture (comme l'exige le décret n° 2022-68). Cela va encore aggraver la crise agricole que subit le pays.15

     

  • La Tunisie est spécialisée dans la production industrielle à faible valeur ajoutée, telles que l'assemblage et le textile, dont les industries travaillent en sous-traitance pour des conglomérats multinationaux attirés par une main-d'œuvre et des matières premières bon marché, ainsi que par les faibles coûts de l'eau et de l'électricité par rapport à leurs pays d'origine. Il est important de noter ici la tendance à la délocalisation des industries polluantes, qui viennent alourdir la dette écologique des pays du Nord envers les pays du Sud. C'est dans ce contexte que les projets d'exportation d'hydrogène vert doivent être appréhendés, notamment en ce qui concerne la question de l'eau. 

Afin d'atteindre l'objectif fixé par la Stratégie nationale de développement de l'hydrogène vert et de ses dérivés en Tunisie, à savoir l’exportation de 6 millions de tonnes d'hydrogène vert d'ici 2050, il faudra mobiliser plus de 90 gigawatts d'énergie renouvelable16 (éolienne et photovoltaïque). Cette énergie est nécessaire pour alimenter le système d'extraction de l'hydrogène gazeux (H2) à partir d’eau de mer dessalée (H2O). Cela représente 15 fois les capacités électriques actuelles du pays, toutes sources confondues (renouvelables et non renouvelables). Pour atteindre ce niveau de production d'énergie renouvelable, plus de 500 000 hectares de terres (environ 3 % de la surface totale du territoire tunisien)17 seront alloués à des projets d'énergie renouvelable. Cela impliquera la réquisition de terres communautaires, comme c’est déjà le cas à Segdoud près de Gafsa,18 ainsi que des terres appartenant à l'État et offertes aux investisseurs sur un plateau d'argent. 

Outre les besoins énergétiques, pour fournir l'eau dessalée nécessaire au processus de production, il faudra mettre en place des stations de dessalement de l'eau d'une capacité de 160 millions de mètres cubes par an. Cela équivaut à la consommation annuelle de 400 000 Tunisien·nes (sur la base d'une moyenne de 400 mètres cubes par an et par habitant·e), dans un pays qui fait face à des sécheresses récurrentes, et qui éprouve de plus en plus de difficultés à fournir de l'eau potable à ses propres citoyen·nes. En effet, les organismes de la société civile travaillant dans le secteur de l'eau ont récemment tiré la sonnette d'alarme sur la situation de l'eau dans le pays et les mesures à instaurer pour y remédier, la priorité étant de mettre immédiatement fin aux activités lucratives qui participent à l’épuisement des ressources en eau, au détriment de la population et de l'environnement.19

Figure 2 : Répartition des terres dédiées à la production d’énergie renouvelable et allouées pour la production d'hydrogène vert

Ministère de l’industrie, des mines et de l’énergie et GIZ, 2023, op.cit.

Figure 2 : Répartition des terres dédiées à la production d’énergie renouvelable et allouées pour la production d'hydrogène vert

Outre les risques pour l'environnement exposés ci-dessus, il convient de souligner que c'est l'Europe, et non la Tunisie, qui sera la grande gagnante de la relation asymétrique et inégale établie par la Stratégie nationale pour le développement de l'hydrogène vert en Tunisie. Une étude publiée par la GIZ en 202120 évaluant les opportunités économiques et les différents défis auxquels sont confrontés les investissements dans l'hydrogène vert en Tunisie, souligne que le paysage industriel tunisien n'est actuellement pas adapté pour pouvoir bénéficier de l'hydrogène vert dans des secteurs tels que le transport et l'acier. Le seul avantage pour le pays identifié par l'étude est l'utilisation de l'hydrogène vert pour produire certains dérivés que la Tunisie importe actuellement (voir Figure 2). Ainsi, l'approche définie par la Stratégie nationale s'articule exclusivement autour de l'exportation de matières premières vers l'UE, à moyen et long-terme, afin que les pays européens puissent atteindre leurs objectifs de réduction des émissions industrielles de carbone sur leurs sols.

Figure 3 : Usages potentiels des dérivés de l’hydrogène verts en Tunisie

Ce tableau est extrait de l’étude Study on the Opportunities of “Power- to -X” in Tunisia, op. cit.

Figure 3 : Usages potentiels des dérivés de l’hydrogène verts en Tunisie

« La patrie... c'est là où rien de tout cela ne se produit »* : quelques alternatives

* Kanafani, Ghassan. (1969) Returning to Haifa. Lynne Rienner Publishers

Avant que la guerre en Ukraine n'éclate en février 2022, la Société tunisienne de l'électricité et du gaz (STEG) avait publié un document intitulé « Gestion de l’intermittence des ENR’s par le vecteur hydrogène ».21 Dans ce document, il était affirmé que l'hydrogène vert peut renforcer la résilience et assurer une gestion optimale du secteur des énergies renouvelables en Tunisie, qui est actuellement en proie à des coupures récurrentes en raison de l'incapacité de maîtriser la production tout au long de l'année. Comme le montre un graphique dans le document, pendant les saisons où la consommation nationale d'électricité baisse, il est actuellement impossible d'exploiter toute l'électricité produite par les sources d'énergie renouvelable. Le document soutient donc que l'adoption de l'hydrogène vert peut fournir une réserve d'énergie pour surmonter ce problème, et présente les mesures nécessaires (quoique non détaillées) pour atteindre les objectifs fixés, telles que la préparation d'un programme stratégique national pour l'hydrogène vert, et d'un plan d'action pour identifier quels usages de l’hydrogène vert serviraient au mieux l’intérêt national.

Ainsi, comme l'indique également le document publié par la STEG, l'objectif principal de la production d'hydrogène vert, tel qu'énoncé initialement, était de surmonter les problèmes d'intermittence et de fluctuations conséquents à l'application Plan solaire tunisien.22 Cependant, en raison de la crise énergétique qui a frappé l'Europe, et en particulier l’Allemagne au cours des deux dernières années, en conséquence de la guerre en Ukraine, cet objectif a été abandonné et la GIZ a fait pression pour orienter les plans pour l’hydrogène vers l'exportation de la majeure partie de la production tunisienne d'hydrogène vert. L’agence allemande y est parvenue en supervisant la conception de la Stratégie nationale pour le développement de l'hydrogène vert et de ses dérivés en Tunisie. 

Dans ce contexte, quelles approches alternatives pourraient être appliquées pour surmonter les défis engendrés par l’entrée en vigueur de la stratégie nationale, d'une manière qui profite à la Tunisie plutôt que de satisfaire les ambitions néocoloniales de l'UE ?

Avant de répondre à cette question au sujet de l'hydrogène vert, il est nécessaire d'aborder les problématiques qui ont conduit la Tunisie à adopter l'approche définie dans la stratégie nationale élaborée par la GIZ, autorisant ainsi des institutions étrangères à interférer dans ses politiques énergétiques. L'actuel Plan solaire tunisien constitue peut-être l’exemple le plus frappant de cette dynamique. Ce plan, que le gouvernement considère comme la solution idéale pour répondre à la crise énergétique du pays, est lui-même devenu problématique. Il ne répond pas aux besoins réels de la Tunisie, mais se contente de suivre les recommandations et les diktats de l'Occident, en particulier de l'UE. Il est donc nécessaire d'amender le plan en reconsidérant avant tout la pertinence des projets d'énergies renouvelables à mettre en œuvre. Les quantités d'énergie éolienne surestimées dans le plan ne correspondent pas aux réalités de la consommation d'électricité en Tunisie. Par exemple, la pointe de consommation pendant l'été, lorsque la disponibilité de l'énergie éolienne est limitée, n'est pas prise en compte. Cela signifie que le pays reste dépendant des importations de gaz naturel, surtout en été (période de pointe de la demande), ce qui pose des problèmes d'accès à l'électricité. Pour proposer une alternative à l'éolien et au gaz, il est essentiel de s'appuyer sur l'énergie solaire, qu'elle soit thermique ou photovoltaïque, car elle permet d'obtenir une quantité d'énergie électrique relativement stable tout au long de l'année grâce au fort rayonnement solaire, malgré les fluctuations estivales. Cela permettra de réduire la consommation de gaz naturel et d'assurer une plus grande fiabilité de l'approvisionnement en électricité, par rapport à l'énergie éolienne.

Par ailleurs, il est également nécessaire de construire des centrales hydroélectriques, à l’image du projet Oued el Melah implémenté dans le nord-ouest du pays. D'une capacité supérieure à 1 000 mégawatts, selon une étude réalisée par le ministère de l'agriculture dans le cadre de la Vision stratégique de l'eau 2050,23 ces centrales peuvent également servir de réservoirs d'énergie, en stockant l'électricité lorsque la demande est faible pour l'utiliser quand cette demande augmente, principalement en été. Cela peut contribuer à réduire le recours à la production d'électricité à partir de gaz naturel durant ces périodes.

Au lieu de s’attacher aux promesses illusoires de l'exportation, il est crucial de se concentrer sur les besoins du pays, à la fois à court et à long-terme, afin de répondre à la demande pour la consommation nationale. Cela passe par la mobilisation des ressources disponibles en Tunisie, la relance des investissements publics et la promotion d'initiatives citoyennes pour gérer le développement de projets d'énergies renouvelables de manière collective. 

Les recommandations qui précèdent sont des ébauches d'alternatives potentielles que l’État tunisien peut considérer. De plus amples informations sur ces alternatives sont disponibles dans les publications précédentes du Groupe de travail pour la démocratie énergétique.24 Les prochaines étapes devront mettre l’accent sur les moyens pratiques pour faire face au déficit énergétique de la Tunisie et pour dynamiser le développement, en particulier dans les régions historiquement marginalisées. 

En ce qui concerne l'hydrogène vert en particulier, réviser la stratégie nationale pour le développement de l'hydrogène vert et de ses dérivés en Tunisie devrait constituer une priorité, afin que cette dernière soit appliquée en faveur de l'intérêt national et pour répondre à la demande nationale, plutôt que de suivre les diktats d'agences de développement étrangères dont le seul but est de protéger leurs propres intérêts nationaux. Si un tel examen conclut que l'investissement dans l'hydrogène vert est effectivement une nécessité, pour servir l'intérêt national et en fonction des circonstances et des évolutions à l’échelle mondiale, cela nécessiterait alors une approche systémique et multisectorielle et centrée sur les intérêts nationaux, au-delà de la vision du seul ministère de l'industrie, de l'énergie et des mines, afin de favoriser le développement du pays.

La fabrication d'ammoniac, substance que la Tunisie importe actuellement25 et qui est utilisée dans la production d'engrais, pourrait constituer un usage potentiel de l'hydrogène vert produit en Tunisie. Cette production pourrait se développer dans le cadre d'un partenariat public-public entre le Groupe chimique tunisien, la Société tunisienne de l'électricité et du gaz (STEG) et la Société nationale d'exploitation et de distribution des eaux (SONEDE). Au sujet du financement et de l'exploitation, ce partenariat pourrait être facilité par les ministères de l'environnement et des domaines de l'État et des affaires foncières, sous la tutelle du gouvernement tunisien. Dans le cadre de ce processus, le Groupe chimique tunisien utiliserait de l'énergie (générée par des sources renouvelables) octroyée par la STEG, et de l'eau dessalée fournie par la SONEDE. Tout excédent éventuel d'ammoniac serait exporté.

En ce qui concerne les terres utilisées pour la production d'énergies renouvelables dans ce scénario, des partenariats pourraient être établis avec les communautés locales vivant sur ces terres ou à proximité, afin de les impliquer dans la production d'énergie par le biais de nouveaux mécanismes tels que les coopératives et les exploitations communautaires. Il est également possible de fournir aux populations locales des parcelles de terre destinées à l’agriculture et irriguées par de l'eau dessalée, qui leur permettra de pratiquer une agriculture adaptée au climat local. La mise en œuvre de tels projets, en particulier dans le sud du pays, assurerait des retombées économiques et de développement dans une dimension nationale souveraine, et permettrait d'investir les ressources naturelles pour l’intérêt général. Les stations de dessalement pourraient également produire de l'eau potable. Il est à espérer qu'une telle approche permettrait d'éviter que la prétendue « vallée de l'hydrogène »26 ne devienne une vallée stérile.

Le diagramme suivant illustre cette alternative potentielle aux projets hégémoniques et néocoloniaux décrits dans la stratégie nationale. 

Figure 4 : Un projet national visant à produire de l'ammoniac « vert » grâce à un partenariat public-public impliquant les communautés locales
Figure 4 : Un projet national visant à produire de l'ammoniac « vert » grâce à un partenariat public-public impliquant les communautés locales