* Kanafani, Ghassan. (1969) Returning to Haifa. Lynne Rienner Publishers
Avant que la guerre en Ukraine n'éclate en février 2022, la Société tunisienne de l'électricité et du gaz (STEG) avait publié un document intitulé « Gestion de l’intermittence des ENR’s par le vecteur hydrogène ».21 Dans ce document, il était affirmé que l'hydrogène vert peut renforcer la résilience et assurer une gestion optimale du secteur des énergies renouvelables en Tunisie, qui est actuellement en proie à des coupures récurrentes en raison de l'incapacité de maîtriser la production tout au long de l'année. Comme le montre un graphique dans le document, pendant les saisons où la consommation nationale d'électricité baisse, il est actuellement impossible d'exploiter toute l'électricité produite par les sources d'énergie renouvelable. Le document soutient donc que l'adoption de l'hydrogène vert peut fournir une réserve d'énergie pour surmonter ce problème, et présente les mesures nécessaires (quoique non détaillées) pour atteindre les objectifs fixés, telles que la préparation d'un programme stratégique national pour l'hydrogène vert, et d'un plan d'action pour identifier quels usages de l’hydrogène vert serviraient au mieux l’intérêt national.
Ainsi, comme l'indique également le document publié par la STEG, l'objectif principal de la production d'hydrogène vert, tel qu'énoncé initialement, était de surmonter les problèmes d'intermittence et de fluctuations conséquents à l'application Plan solaire tunisien.22 Cependant, en raison de la crise énergétique qui a frappé l'Europe, et en particulier l’Allemagne au cours des deux dernières années, en conséquence de la guerre en Ukraine, cet objectif a été abandonné et la GIZ a fait pression pour orienter les plans pour l’hydrogène vers l'exportation de la majeure partie de la production tunisienne d'hydrogène vert. L’agence allemande y est parvenue en supervisant la conception de la Stratégie nationale pour le développement de l'hydrogène vert et de ses dérivés en Tunisie.
Dans ce contexte, quelles approches alternatives pourraient être appliquées pour surmonter les défis engendrés par l’entrée en vigueur de la stratégie nationale, d'une manière qui profite à la Tunisie plutôt que de satisfaire les ambitions néocoloniales de l'UE ?
Avant de répondre à cette question au sujet de l'hydrogène vert, il est nécessaire d'aborder les problématiques qui ont conduit la Tunisie à adopter l'approche définie dans la stratégie nationale élaborée par la GIZ, autorisant ainsi des institutions étrangères à interférer dans ses politiques énergétiques. L'actuel Plan solaire tunisien constitue peut-être l’exemple le plus frappant de cette dynamique. Ce plan, que le gouvernement considère comme la solution idéale pour répondre à la crise énergétique du pays, est lui-même devenu problématique. Il ne répond pas aux besoins réels de la Tunisie, mais se contente de suivre les recommandations et les diktats de l'Occident, en particulier de l'UE. Il est donc nécessaire d'amender le plan en reconsidérant avant tout la pertinence des projets d'énergies renouvelables à mettre en œuvre. Les quantités d'énergie éolienne surestimées dans le plan ne correspondent pas aux réalités de la consommation d'électricité en Tunisie. Par exemple, la pointe de consommation pendant l'été, lorsque la disponibilité de l'énergie éolienne est limitée, n'est pas prise en compte. Cela signifie que le pays reste dépendant des importations de gaz naturel, surtout en été (période de pointe de la demande), ce qui pose des problèmes d'accès à l'électricité. Pour proposer une alternative à l'éolien et au gaz, il est essentiel de s'appuyer sur l'énergie solaire, qu'elle soit thermique ou photovoltaïque, car elle permet d'obtenir une quantité d'énergie électrique relativement stable tout au long de l'année grâce au fort rayonnement solaire, malgré les fluctuations estivales. Cela permettra de réduire la consommation de gaz naturel et d'assurer une plus grande fiabilité de l'approvisionnement en électricité, par rapport à l'énergie éolienne.
Par ailleurs, il est également nécessaire de construire des centrales hydroélectriques, à l’image du projet Oued el Melah implémenté dans le nord-ouest du pays. D'une capacité supérieure à 1 000 mégawatts, selon une étude réalisée par le ministère de l'agriculture dans le cadre de la Vision stratégique de l'eau 2050,23 ces centrales peuvent également servir de réservoirs d'énergie, en stockant l'électricité lorsque la demande est faible pour l'utiliser quand cette demande augmente, principalement en été. Cela peut contribuer à réduire le recours à la production d'électricité à partir de gaz naturel durant ces périodes.
Au lieu de s’attacher aux promesses illusoires de l'exportation, il est crucial de se concentrer sur les besoins du pays, à la fois à court et à long-terme, afin de répondre à la demande pour la consommation nationale. Cela passe par la mobilisation des ressources disponibles en Tunisie, la relance des investissements publics et la promotion d'initiatives citoyennes pour gérer le développement de projets d'énergies renouvelables de manière collective.
Les recommandations qui précèdent sont des ébauches d'alternatives potentielles que l’État tunisien peut considérer. De plus amples informations sur ces alternatives sont disponibles dans les publications précédentes du Groupe de travail pour la démocratie énergétique.24 Les prochaines étapes devront mettre l’accent sur les moyens pratiques pour faire face au déficit énergétique de la Tunisie et pour dynamiser le développement, en particulier dans les régions historiquement marginalisées.
En ce qui concerne l'hydrogène vert en particulier, réviser la stratégie nationale pour le développement de l'hydrogène vert et de ses dérivés en Tunisie devrait constituer une priorité, afin que cette dernière soit appliquée en faveur de l'intérêt national et pour répondre à la demande nationale, plutôt que de suivre les diktats d'agences de développement étrangères dont le seul but est de protéger leurs propres intérêts nationaux. Si un tel examen conclut que l'investissement dans l'hydrogène vert est effectivement une nécessité, pour servir l'intérêt national et en fonction des circonstances et des évolutions à l’échelle mondiale, cela nécessiterait alors une approche systémique et multisectorielle et centrée sur les intérêts nationaux, au-delà de la vision du seul ministère de l'industrie, de l'énergie et des mines, afin de favoriser le développement du pays.
La fabrication d'ammoniac, substance que la Tunisie importe actuellement25 et qui est utilisée dans la production d'engrais, pourrait constituer un usage potentiel de l'hydrogène vert produit en Tunisie. Cette production pourrait se développer dans le cadre d'un partenariat public-public entre le Groupe chimique tunisien, la Société tunisienne de l'électricité et du gaz (STEG) et la Société nationale d'exploitation et de distribution des eaux (SONEDE). Au sujet du financement et de l'exploitation, ce partenariat pourrait être facilité par les ministères de l'environnement et des domaines de l'État et des affaires foncières, sous la tutelle du gouvernement tunisien. Dans le cadre de ce processus, le Groupe chimique tunisien utiliserait de l'énergie (générée par des sources renouvelables) octroyée par la STEG, et de l'eau dessalée fournie par la SONEDE. Tout excédent éventuel d'ammoniac serait exporté.
En ce qui concerne les terres utilisées pour la production d'énergies renouvelables dans ce scénario, des partenariats pourraient être établis avec les communautés locales vivant sur ces terres ou à proximité, afin de les impliquer dans la production d'énergie par le biais de nouveaux mécanismes tels que les coopératives et les exploitations communautaires. Il est également possible de fournir aux populations locales des parcelles de terre destinées à l’agriculture et irriguées par de l'eau dessalée, qui leur permettra de pratiquer une agriculture adaptée au climat local. La mise en œuvre de tels projets, en particulier dans le sud du pays, assurerait des retombées économiques et de développement dans une dimension nationale souveraine, et permettrait d'investir les ressources naturelles pour l’intérêt général. Les stations de dessalement pourraient également produire de l'eau potable. Il est à espérer qu'une telle approche permettrait d'éviter que la prétendue « vallée de l'hydrogène »26 ne devienne une vallée stérile.
Le diagramme suivant illustre cette alternative potentielle aux projets hégémoniques et néocoloniaux décrits dans la stratégie nationale.