Entre le Vietnam, l’Algérie et la Palestine Passer le flambeau de la lutte anticoloniale
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Le 70e anniversaire de Dien Bien Phu et de la révolution algérienne met en lumière leur profonde influence sur la décolonisation mondiale. Ce long ouvrage explore leur impact sur la résistance palestinienne, mettant en lumière leur lutte commune contre l’oppression coloniale et leur inspiration continue pour le monde.
Introduction
« La révolution n'est pas un dîner de gala; elle ne se fait pas comme une œuvre littéraire, un dessin ou une broderie; elle ne peut s'accomplir avec autant d'élégance, de tranquillité et de délicatesse » Mao Zedong, 1927 (Zedong, 1953).
« Le colonialisme n'est pas une machine à penser, n'est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l'état de nature et ne peut s'incliner que devant une plus grande violence » Frantz Fanon, 1961 (Fanon, 2002).
« L’impérialisme a étendu son corps sur le monde, la tête en Asie orientale, le cœur au Moyen-Orient, ses artères atteignant l’Afrique et l’Amérique latine. Partout où vous le frappez, vous l’endommagez, et vous servez la Révolution mondiale. » Ghassan Kanafani, 1972 (Kanafani, 2023).
L’année 2024 coïncide avec le 70ᵉ anniversaire de la bataille de Diên Biên Phu en mai 1954, au cours de laquelle les révolutionnaires vietnamien·nes ont infligé une défaite cuisante aux colonialistes français·es. Cette année marque également le 70ᵉ anniversaire de la révolution algérienne, déclenchée en novembre de la même année. Les Algérien·nes et les Vietnamien·nes ont résisté à l'oppression coloniale pendant des dizaines d’années avant de mener deux des révolutions les plus marquantes du 20ᵉ siècle contre la France qui était à l'époque la deuxième plus grande puissance coloniale européenne au monde, soutenue par l'OTAN. Aucun débat sur la décolonisation et l'anti-impérialisme ne saurait être abouti sans avoir saisi au préalable l’importance symbolique du Vietnam et de l'Algérie, et comment les luttes révolutionnaires de libération de ces deux pays ont été - et continuent d'être - une source d'inspiration pour les peuples opprimés du monde entier, notamment les Palestinien·nes.
Aucune révolution n’est parfaitement semblable à une autre. En effet, chaque révolution est ancrée dans une histoire nationale ou régionale particulière, et s’opère par des dynamiques sociales et générationnelles spécifiques pour se produire à un moment particulier dans le processus de développement d'un pays. Mais les révolutions partagent toutes un facteur commun, sans lequel elles ne seraient pas appelées révolutions : l'émergence de nouvelles classes dirigeantes à la tête de l'État, ou chargées d’assurer la transition entre la dépendance coloniale et l'indépendance nationale. Pour reprendre les mots de Lénine, « Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que "la base ne veuille plus" vivre comme auparavant, mais il importe encore que "le sommet ne le puisse plus".» Malgré tous les éléments qui pourraient indiquer une continuité, c'est cette rupture qui provoque le changement révolutionnaire.
Dans cette perspective, nos objectifs dans cette analyse sont les suivants :
- Partager quelques réflexions sur les luttes anticoloniales en Algérie et au Vietnam, afin de mettre en lumière des chapitres importants de l'histoire anticoloniale.
- Établir des liens et des parallèles entre ces deux luttes, et entre celles-ci et la lutte de libération de la Palestine actuellement en cours, afin de comprendre comment les Palestinien·nes ont pu être inspiré·es par ces révolutions, et continuent en même temps d'inspirer le monde par leur résistance acharnée face au colonialisme sioniste.
- Contester et réfuter les tentatives de mettre sur un pied d’égalité les colonisateur·trices et celles et ceux qui sont colonisé·es.
- Mettre en évidence les solidarités transnationales entre les opprimé·es et les colonisé·es.
- Inscrire explicitement la résistance et la lutte de libération en Palestine dans la longue lignée des luttes anticoloniales et anti-impérialistes, qui remonte à la révolution haïtienne à la fin du 18ᵉ siècle et au début du 19ᵉ, lorsque les esclaves haïtien·nes se sont rebellé·es contre l'empire français et ont instauré la première République noire (James, 2001).
Quand le colonialisme prive les colonisé·es de leur propre histoire, la libération nationale la leur restitue
« Libération nationale, renaissance nationale, restitution de la nation au peuple, Commonwealth, quelles que soient les rubriques utilisées ou les formules nouvelles introduites, la décolonisation est toujours un phénomène violent. » Frantz Fanon, 1961 (Fanon, 2002)
La lutte pour l'indépendance de l'Algérie contre le colonialisme français a constitué l'une des révolutions anti-impérialistes les plus marquantes du 20ᵉ siècle. Elle s'inscrit dans la vague de décolonisation qui débute après la Seconde Guerre mondiale en Inde, en Chine, à Cuba, au Vietnam et dans de nombreux pays d'Afrique. Cette révolution reflète à l’époque l'esprit de la conférence de Bandung et de l'ère du « réveil du Sud », un Sud soumis pendant des décennies - voire pendant plus d’un siècle dans de nombreux cas - à la domination impérialiste et capitaliste sous ses différentes formes, des protectorats aux véritables colonies de peuplement, comme ce fut le cas en Algérie.
Rétrospectivement, la colonisation française de l'Algérie peut être considérée comme unique en son genre, car l'Algérie sera le premier pays arabophone à être annexé par l'Occident, et l'un des premiers pays d'Afrique à être officiellement soumis à un empire occidental, bien avant la conférence de Berlin de 1884, lorsque les grandes puissances européennes (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Belgique, Italie, Espagne, Portugal) se réunissent pour se partager le continent. La France envahit l'Algérie en juin 1830, et l'armée française va passer les 50 années suivantes à réprimer l’insurrection, dont quinze ans à combattre l’Emir Abd-El-Kader, qui va se battre à la tête de la résistance avec acharnement et dévouement. La guerre de conquête de la France est menée sans relâche, notamment sous le commandement de l'impitoyable maréchal Bugeaud, qui adopte une politique de la terre brûlée (Fisk, 2005) et commet toutes sortes d’atrocités telles que les déplacements forcés de population et l'expropriation de terres, en passant par des massacres ainsi que les tristement célèbres enfumades, par lesquelles l'armée française va éradiquer des tribus entières par asphyxie.
En parallèle de la campagne de « pacification » menée par le maréchal Bugeaud, la France encourage activement la colonisation de l'Algérie par sa propre population. Dans un discours prononcé devant l'Assemblée nationale en 1840, Bugeaud déclare : « Partout où il y a de l'eau douce et des terres fertiles, c'est là qu'il faut installer des colons, sans se préoccuper de savoir à qui appartiennent ces terres ». C'est exactement l'approche que les sionistes appliqueront en Palestine un siècle plus tard. En 1841, le nombre de colons français en Algérie s'élève déjà à 37 374, contre environ 3 millions d'indigènes (Horne, 2006). En 1926, le nombre de colons atteint les quelque 833 000, soit 15 % de la population totale, et un peu moins d'un million en 1954.
La colonisation implique d’exproprier la paysannerie indigène de ses terres, principal moyen de production, et de les redistribuer aux colons, détruisant ainsi les fondements de l'économie de subsistance paysanne (Lacheraf, 1965). Les masses rurales résistent à l'empiètement de l'armée coloniale jusqu'en 1884, mais le cœur de la résistance rurale algérienne au colonialisme sera brisé en 1871, lorsque la grande révolte politico-agraire qui a embrasé les trois quarts du pays est finalement écrasée. Ce soulèvement paysan qui fera date intervient en réaction à une série de mesures confiscatoires désastreuses adoptées au cours des années 1860, provoquant l’indignation de la majorité des Algérien·nes ruraux qui craignent désormais pour leur vie et leurs moyens de subsistance. La sécheresse, les mauvaises récoltes, la famine, les invasions de criquets et les maladies ont aggravé leur situation et causé la mort de plus de 500 000 personnes (environ 1/5ᵉ de la population). Entre 1830 et 1870, on estime à plusieurs millions le nombre de mort·es côté algérien. (Bennoune, 1988, Davis, 2007 et Lacheraf, 1965).
Le marxiste égyptien Samir Amin a décrit comment la population rurale algérienne a transformé la conquête coloniale en une guerre prolongée et dévastatrice.
« L'effondrement du gouvernement de la Régence et la guerre d'extermination entreprise par l'armée française donnent à cette première période (1830-1884) des caractéristiques particulières que l'on ne retrouve nulle part ailleurs [...] Face à la puissance militaire [française], la classe dirigeante urbaine est plongée dans un profond désarroi et n'a d'autre alternative que la fuite [...] Quant aux paysans, il n'est pas question pour eux de fuir. Devant la menace de l’extermination, ils ont fait de la campagne algérienne le terrain d'une guerre qui dura cinquante ans et qui a fait des millions de victimes. » (Amin, 1970)
La domination coloniale française en Algérie a duré 132 ans (contre 75 ans en Tunisie et 44 ans au Maroc), dont l’ampleur et la longévité sont sans équivalent dans l'expérience du colonialisme en Afrique et dans le monde arabe. À partir de 1881, l'Algérie est désormais administrée comme partie intégrante du territoire français. Cette extension du pouvoir civil en Algérie va s’accompagner de la création d'un statut de seconde zone pour la population musulmane. L'exclusion des musulman·es se reflète à tous les niveaux de la représentation politique, la discrimination anti-musulman·e est intégrée dans le système électoral et le statut inférieur des musulman·es est inscrit dans la loi par le sinistre Code de l'Indigénat de 1881 (McDougall, 2006).
Après avoir réprimé violemment mais avec succès les rébellions anticoloniales des Algérien·nes jusque dans les années 1870 et 1880, plus d’un demi-siècle va s’écouler avant que le mouvement de résistance algérien ne reprenne la lutte, ce qui donnera naissance au nationalisme algérien dans sa dimension moderne.
8 mai 1945 : « Jour de victoire » en Europe et massacres en Algérie
« C'est à Sétif que mon sens de l'humanité a été heurté pour la première fois par les visions les plus atroces. J'avais seize ans. Le choc que j'ai ressenti devant l'impitoyable boucherie qui a causé la mort de milliers de musulmans, je ne l'ai jamais oublié. C'est à partir de ce moment-là que mon nationalisme a pris sa forme définitive ». Kateb Yacine, écrivain et poète algérien (cité dans Horne, 2006).
Le 8 mai 1945, des célébrations ont lieu partout en Europe après la nouvelle de la capitulation de l’Allemagne nazie. La France se réjouit d'être délivrée après cinq ans d’occupation, et c'est à ce moment précis que se déclenchent en Algérie les événements qui conduiront au massacre de milliers de musulman·es algérien·nes au cours des deux mois qui vont suivre.
Le jour de la Victoire, tandis que les Européen·nes célèbrent la fin de la guerre, les Algérien·nes défilent à Sétif pour réclamer l'indépendance et la fin de la colonisation, déployant des banderoles arborant des slogans tels que « Pour la libération du peuple, Vive l'Algérie libre et indépendante », et brandissent pour la première fois ce qui deviendra plus tard le drapeau du Front de libération nationale (FLN), le mouvement de libération algérien. Les autorités coloniales françaises répriment violemment la marche, déclenchant une rébellion qui aboutira à l'assassinat de 103 Européen·nes.
En réponse à ces meurtres, les autorités coloniales engagent des représailles brutales. Les militaires français (dans l’aviation, la marine et l’armée de terre) bombardent plusieurs régions, incendient et rasent de nombreux villages à Sétif, Guelma et Kherrata. En l'espace de deux mois, la gendarmerie et les troupes françaises, accompagnées de colons revanchards, massacrent des dizaines de milliers de musulman·es algérien·nes, dont le nombre est parfois estimé à 45 000.
Le parallèle entre les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata et l'opération « Déluge d’Al-Aqsa » menée par la résistance palestinienne contre Israël le 7 octobre 2023, et la boucherie génocidaire implacable qui s'en est suivie, est trop frappant pour qu'on puisse l'ignorer. Dans les deux cas, la résistance, qu'elle soit violente ou pacifique, a été pleinement empêchée et les aspirations à l'autodétermination ont été écrasées avec une force absolument disproportionnée.
En 1945, un observateur de l’époque cherchant à expliquer la « barbarie » des colonisé·es et à justifier la répression sanglante de la France, écrit : « l’appel à la violence fait surgir des montagnes une sorte de génie du mal, un Caliban berbère, sauvage et cruel, dont les mouvements ne peuvent guère être arrêtés que par une force plus grande que la sienne. Telle est l’explication historique et sociale des événements survenus à Sétif le jour même de la célébration de la victoire » (Gresh, 2023). Cette mentalité coloniale suprémaciste, qui analyse les causes de la révolte des opprimé·es et des colonisé·es par un prisme raciste, orientaliste et essentialiste, persiste encore aujourd'hui : les attaques du 7 octobre menées par la résistance palestinienne sont souvent imputées au mal absolu, à une sauvagerie irrationnelle et à la barbarie perpétuelle de terroristes sous-humains tout droit sortis du Moyen-Âge, en déconnexion totale avec un contexte de plus de 75 ans de colonialisme de peuplement, d'apartheid et d'occupation.
Les massacres qui ont fait suite aux manifestations du 8 mai 1945 ont eu d’importantes répercussions sur le mouvement nationaliste algérien. Pour la nouvelle génération de militant·es, la guerre d'Algérie avait déjà commencé et la préparation à la lutte armée ne pouvait plus attendre. La plupart des historien·nes s'accordent à dire que les massacres de 1945 ont constitué un traumatisme qui a marqué tous·tes les musulman·es algérien·nes qui ont vécu cette période. D'ailleurs, tous·tes les nationalistes algérien·nes qui se sont illustré·es au sein du FLN font remonter la genèse de leur engagement révolutionnaire à mai 1945. Il ne serait pas surprenant que les futures générations de révolutionnaires palestinien·nes et arabes - toutes tendances politiques confondues - ancrent leur engagement dans la lutte de libération au génocide qui a suivi les attentats du 7 octobre, et à la résistance héroïque à Gaza qui se poursuit à l'heure où nous écrivons ces lignes.
Ahmed Ben Bella, chef du FLN puis dirigeant de l'État algérien de 1962 à 1965, était un sergent plusieurs fois décoré du 7ᵉ régiment de tirailleurs algériens, une unité qui s'était distinguée par ses exploits dans les combats en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais ce sont les atrocités survenues en 1945 qui le lanceront sur la voie de la révolution. Il écrira plus tard : « Les horreurs qui se sont déroulées dans la région de Constantine en mai 1945 ont réussi à me persuader de la seule voie possible : l'Algérie aux Algériens ». De même, pour Mohammed Boudiaf, autre dirigeant révolutionnaire du FLN et futur chef d'État, ce sont les massacres perpétrés en 1945 par les forces coloniales qui l'ont amené à rejeter la politique électorale et l'assimilation, et à embrasser la résistance armée et l'action directe comme seul moyen de parvenir à la libération (Evans & Phillips, 2007).
Les tragédies qui se sont déroulées en 1945 ont constitué les premières salves du combat des Algérien·nes pour l'indépendance.
La victoire du Vietnam inspire l'Algérie
« Nos actions visent à leur faire la guerre, à faire savoir au monde entier que le peuple algérien mène une guerre de libération contre l'occupant européen. » Djamila Bouhired
La lutte algérienne pour l'indépendance ne peut être dissociée du contexte international de la décolonisation. La Ligue arabe est créée en 1945 avec l'unité arabe pour objectif. En 1947, l'Inde obtient son indépendance de la Grande-Bretagne. En 1949, la révolution maoïste en Chine inflige une défaite aux nationalistes de Chang Kaï-chek et instaure la République populaire de Chine. En 1955, on assiste à la montée du nationalisme arabe et du nassérisme, et 29 pays non alignés d'Afrique et d'Asie défient le colonialisme et le néocolonialisme lors de la conférence organisée à Bandung en Indonésie, dans un contexte de tensions liées à la guerre froide.
Les dirigeants du FLN ne se font pas d'illusion sur l'ampleur de la tâche qui les attend, mais leur confiance est renforcée par la défaite humiliante subie par les Français en Indochine en mai 1954. Comme l'expliquera Frantz Fanon, la grande victoire du peuple vietnamien à Diên Biên Phu n'est plus seulement une victoire du Vietnam : « Depuis juillet 1954, la question que se posent les peuples colonisés est : “Que faut-il faire pour qu'il y ait un autre Diên Biên Phu ? Comment y parvenir ?”» (Fanon, 2002)
Fanon était fasciné par ce que les Vietnamien·nes avaient accompli à Diên Biên Phu. Selon lui, la victoire gagnée sur les Français dans cette vallée reculée d'Asie du Sud-Est avait démontré que les colonisé·es pouvaient générer une violence révolutionnaire suffisante pour imposer la décolonisation au colonisateur. La nouvelle de la victoire des Vietnamien·nes va rapidement se propager dans tout l'empire français, brisant ainsi le mythe de l'invincibilité du colonisateur et ouvrant des brèches dans l’édifice impérial. On ne peut sous-estimer le poids de la victoire de Diên Biên Phu et son impact sur la psyché des peuples colonisés, comme l’a rappelé Benyoucef Ben Khedda, président du gouvernement provisoire de la République algérienne : « Le 7 mai 1954, l'armée de Hô Chi Minh a infligé au corps expéditionnaire français l'humiliant désastre de Diên Biên Phu. Cette défaite de la France a agi comme un puissant catalyseur sur tous ceux qui pensaient qu'une insurrection à court terme était désormais le seul remède, la seule stratégie possible. ... L'action directe prit le pas sur toute autre considération et devint la priorité des priorités » (Ben Khedda, 1989).
Ferhat Abbas, premier président en exercice de la République algérienne nouvellement indépendante, a soutenu que la victoire des Vietnamien·nes à Diên Biên Phu avait amorcé une ère nouvelle, la considérant aussi importante que la victoire de l'armée révolutionnaire française sur les Prussiens lors de la bataille de Valmy en 1792 :
« Diên Biên Phu est plus qu'une simple victoire militaire. Cette bataille est un symbole. C'est le “Valmy” des peuples colonisés. C'est l'affirmation de l'Asiatique et de l'Africain face à l'Européen. Elle est la confirmation de l'universalité des droits de l'homme. À Diên Biên Phu, les Français ont perdu la seule source de « légitimation » sur laquelle reposait leur présence, à savoir le droit du plus fort [à gouverner le plus faible] » (Abbas, 1962).
D'autres ont décrit Diên Biên Phu comme le Stalingrad de la décolonisation (Meaney, 2024).
Maintien de la ligne impériale et solidarité entre colonisé·es
« Ce n’est pas parce que l’Indochinois a découvert une culture propre qu’il s’est révolté. C’est parce que “tout simplement” il lui devenait, à plus d’un titre, impossible de respirer. » (Fanon, 2002).
70 ans plus tard, on peine à se représenter l'impact qu’a eu la première guerre d'Indochine sur le monde colonial, en particulier la victoire de Diên Biên Phu qui aura une résonance particulière sur les colonies françaises d'outre-mer, de l'Algérie au Sénégal en passant par le Maroc et Madagascar. Une puissance coloniale a été vaincue. Une armée régulière a été battue !
Dans les années 1940, pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que la France était envahie et occupée par l'Allemagne nazie, des dizaines de milliers d'Algériens, de Marocains, de Sénégalais, de Vietnamiens et d'autres se sont courageusement engagés dans la bataille pour la libération qui, comme ils l’espéraient, pourrait mener à leur propre libération. Mais tout en se relevant des décombres, la France entreprend de restaurer toute la splendeur coloniale de son empire brisé. Malgré les négociations menées à Paris entre Jean Sainteny et Hô Chi Minh autour d’un compromis sur la question du Vietnam d'après-guerre, et malgré la victoire de la gauche aux élections françaises de novembre 1946, et notamment des communistes, le gouvernement français décide de reconquérir le Vietnam. Que le pays soit dirigé par la droite, le centre ou la gauche, par des forces religieuses ou laïques et d'une république à l'autre, la France continue de se cramponner à son empire, de la vallée de Diên Biên Phu à la Casbah d'Alger (Delanoë, 2002).
Après le déclenchement de la guerre d’indépendance en décembre 1946, des dizaines de milliers de Nord-Africains sont envoyés combattre pour la France en Indochine (leur nombre atteindra finalement 123 000) entre 1947 et 1954, alors que leurs propres pays vivent les prémices de la lutte pour l'indépendance. Une fois arrivés au Vietnam, des centaines d'entre eux vont déserter et rejoindre le Viêt Minh. Ce faisant, ils répondent aux appels à la solidarité anticoloniale lancés par les Vietnamien·nes (Delanoë, 2002). L'un de ces appels sera lancé dans une lettre qu'un ministre du gouvernement de Hô Chi Minh adresse au leader indépendantiste marocain Abd El-Krim, en exil au Caire, au début de l'année 1949. Il écrit :
« Notre lutte est la vôtre est votre combat n'est en rien différent du nôtre. Aussi, la solidarité des mouvements de libération nationale dans le cadre de l'ancien empire français est à même de mettre un terme final à l'impérialisme français. Excellence, le gouvernement de Hô Chi Minh vous prie de bien vouloir utiliser votre grande autorité spirituelle en demandant aux soldats d'Afrique du Nord de refuser de partir pour le Vietnam, et il vous prie en outre de lancer un appel aux dockers afin de boycotter les navires français ». (Saaf, 1996)
Leader de la guérilla révolutionnaire qui avait vaincu l'armée espagnole lors de la grande bataille d'Anoual en 1921, et instaurateur de l'éphémère République du Rif (1921-1926) avant d'être finalement vaincu par les Français et les Espagnols suite à des raids aériens, des bombardements au gaz et au napalm, des canons automoteurs et grâce aux dizaines de milliers de recrues venues des quatre coins de l'Empire (Ayache, 1990 et Daoud, 1999), Abd El-Krim répondra : « La victoire du colonialisme, même à l'autre bout du monde, est notre défaite et l'échec de notre cause. La victoire de la liberté dans n’importe quel endroit du monde est notre victoire, le signal de l’approche de notre indépendance ». (Saaf, 1996)
La France subit une succession de revers en Indochine, ce qui ne fait que renforcer la prise de conscience d’une nécessaire solidarité entre les peuples colonisés. Les dockers algériens travaillant dans les ports d'Oran et d'Alger vont ainsi refuser de charger du matériel de guerre à destination de l'Indochine (Ruscio, 2004).
Les Vietnamiens demandent également à Abd El-Krim et au Parti communiste marocain de leur envoyer un Nord-Africain capable de constituer un réseau de guerre psychologique qui encouragerait les troupes nord-africaines du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO) à déserter et à se rallier aux Vietnamien·nes, avant de retourner dans leur pays pour combattre les colonisateurs français. Ce rôle sera assumé par M'hamed Ben Aomar Lahrach, alias Maarouf. Marocain comme Abd El-Krim, Maarouf est syndicaliste et membre du Parti communiste marocain (Delanoë, 2002). À la fin des années 1940, il se rend à Hanoï. Il explique ainsi ses activités auprès des soldats nord-africains capturés ou ralliés au Viêt Minh :
« Je cherche à créer de véritables villages pour mes prisonniers arabes et kabyles, je les mets dans des paillotes autonomes, j’arrive à leur donner une vie qui rappelle celle du pays. Il ne faut pas les rendre vietnamiens ces gars-là, il faut les rapatrier le plus vite possible ! Ils doivent rester eux-mêmes, ils formeront les cadres de nos armées de libération…Je ne laisserai pas mes déserteurs marocains ou algériens crever. » (Delanoë, 2002)
Dans ses appels aux soldats nord-africains combattant du côté français au Vietnam, comme dans son travail d'éducation politique auprès des prisonniers nord-africains et des soldats ralliés, le message de Maarouf est le suivant : « Retournez chez vous : ces gens-là, comme vous au Maroc, se battent pour leur indépendance. [...] Retournez chez vous et employez votre combativité à libérer votre pays » (Saaf, 1996). Maarouf cherchait avant tout à rallier les Nord-Africains qui servaient de chair à canon pour les Français et qui se retrouvaient perdus dans ce lointain pays asiatique, dans le but avoué de les rapatrier le plus rapidement possible dans leur pays.
L'efficacité du travail de Maarouf est parfaitement démontrée par les centaines de rapatriés algériens qui deviendront d’importants cadres militaires pour le Front de libération nationale algérien à partir de 1954-1955. Les actions de Maarouf ont été véritablement héroïques ; le syndicaliste a notamment participé à l'arrestation du général français De Castries à Diên Biên Phu. Hô Chi Minh le tenait en haute estime et lui donna le nom de Anh Ma, qui signifie littéralement « Frère Cheval », et il se vu attribuer le grade de général et décoré de médailles par le Vietnam (Saaf, 1996 et Delanoë, 2002).
Pour la France, Diên Biên Phu est devenu le symbole d'une obstination anachronique qui a mené à la catastrophe. Pour le Vietnam, c'est le symbole de la reconquête de l'indépendance nationale. Mais le caractère décisif et marquant de la bataille de Diên Biên Phu trouvera un écho bien au-delà des deux pays : dans le monde entier, la bataille est perçue comme un tournant qui va annoncer d'autres batailles de libération. L'écho des coups de feu s'était à peine estompé dans la vallée du Tonkin qu'il se faisait déjà entendre dans les Aurès en Algérie, et moins d’un an plus tard, les « damnés de la terre » se rassemblent à Bandung (Ruscio, 2004). Côté colonialistes, De Lattre, commandant en chef du CEFEO, confie à l'officier chargé de créer une armée de soldats vietnamiens pour combattre pour la France qu’il faut tenir la ligne impériale : « c'est au Tonkin que nous défendons nos positions en Afrique. Tout doit être subordonné à cet impératif » (Goscha, 2022). De nos jours, c'est à Gaza que l'impérialisme américain cherche à défendre son hégémonie sur le monde.
Dans leur tentative de maintenir la ligne impériale à Gaza, les États-Unis et Israël appliquent des méthodes aussi brutales que celles utilisées par les Français au Vietnam, notamment en affamant la population civile. Les Français s’étaient efforcés de bloquer l’accès au riz aux Vietnamien·nes, conformément à l'ordre du général français Raoul Salan d'« affamer l'adversaire » (Salan fondera par la suite l'Organisation armée secrète (OAS), une organisation terroriste clandestine qui a lutté contre l'indépendance de l'Algérie). L'utilisation de la nourriture comme arme n'est pas nouvelle. Les armées impériales ont recours à cet instrument de guerre depuis l'Antiquité. Mais les Français ont été les premiers à appliquer cette méthode au 20ᵉ siècle dans le contexte d’une guerre de décolonisation, avec des conséquences terribles pour la population vietnamienne. Ils ont ainsi rompu la ligne de démarcation qui séparait les combattants des civil·es, et le front intérieur du champ de bataille. C'était la guerre totale, telle que préconisée par le général Lionel-Max Chassin, commandant en chef de l'armée de l'air française en Indochine au début des années 1950. Le militaire insistait sur le fait que c'était le seul moyen de gagner une guerre coloniale, affirmant qu'« il faut affamer la population jusqu'à la mort » (Goscha, 2022). En 1956, Chassin déclare à son supérieur qu'il est « convaincu que si nous avions tué tous les buffles d'eau et détruit tout le riz en Indochine, nous aurions eu les Vietnamiens à notre merci quand nous le voulions ».
Des logiques similaires ont prévalu dans la tentative des Français de « pacifier » l'Algérie entre 1954 et 1962, et on les voit aujourd'hui à nouveau à l'œuvre dans la guerre totale que mène Israël contre Gaza. En effet, ce qui se passe aujourd'hui dans la bande de Gaza n'est pas seulement un génocide. Bien qu'il soit presque impossible de trouver une terminologie appropriée pour décrire l’ampleur de la mort et de la destruction infligées par Israël aux Palestinien·nes, pléthore de concepts sont désormais utilisés pour tenter de saisir la gravité de la situation : urbicide, scolasticide, domicide, écocide et holocide, c’est-à-dire l'anéantissement d'un tissu social et écologique dans son intégralité.
Violence révolutionnaire et guérilla urbaine en temps de décolonisation
« Nous sommes partisans de l'abolition de la guerre, nous ne voulons pas la guerre. On ne peut abolir la guerre que par la guerre. Pour qu'il n'y ait plus de fusils, il faut prendre le fusil. » Mao Zedong (Zedong 1967)
« Sachant tout ce qui s'était passé dans notre pays, il était clair pour nous qu'il n'y avait pas d'autre choix que la lutte armée, et que nous devions affronter les Français, et par la violence.» Zohra Drif (Drif 2017)
Les guerres d'Indochine et d'Algérie contre le colonialisme français ont été fondatrices pour la politique moderne dans les deux pays. Ces deux guerres d’indépendance ont profondément marqué la pensée anticoloniale au cours des décennies qui ont suivi.
Dans son excellent ouvrage The Road to Diên Biên Phu (La route vers Diên Biên Phu), Christopher Goscha soutient que Hô Chi Minh a dû administrer deux différentes formes d'États en temps de guerre, l'un capable de tenir tête au colonisateur par la guérilla, comme l'a fait le FLN en Algérie, l'autre capable de générer la force militaire et stratégique nécessaire pour vaincre une armée coloniale occidentale dans une bataille rangée, à l’instar de celle que les communistes chinois ont mise sur pied. Grâce à l'assistance et aux conseillers militaires chinois, à l'enseignement de la science militaire moderne et à la mise en œuvre d’une série de lois sur la conscription et la mobilisation, les communistes vietnamiens vont procéder à une révolution militaire sans précédent dans toutes les autres guerres de décolonisation qui ont eu lieu au 20ᵉ siècle (Goscha, 2022). En effet, les nationalistes algérien·nes n'ont pas été les seul·es à ne pas parvenir à transformer la guérilla en guerre conventionnelle : aucune autre guerre de décolonisation au 20ᵉ siècle n'a connu d'équivalent à l'Armée populaire du Vietnam, et il n'y aura jamais d'autre Diên Biên Phu. Mais cela ne signifie pas que les puissances coloniales ne peuvent pas être vaincues par d'autres moyens, comme la guérilla.
On observe des recoupements entre la lutte anticoloniale des Vietnamien·nes contre les Français·es et d'autres événements survenus en Asie à la même période. La première guerre d'Indochine (1945-1954) se déroule en concomitance avec la guerre de Corée, dans un contexte d'expansion de la guerre froide en Asie du Sud-Est où les États-Unis voient en la France une alliée dans la lutte contre les communistes. Avec la résurgence de la guerre au Vietnam en 1960, les États-Unis vont intervenir directement au moyen d’une impressionnante technologie de guerre, avec la conviction que leur victoire est assurée. La puissance américaine n'a alors plus besoin de l'aide d'un pays tiers pour porter des coups fatals aux communistes en Asie. La guerre des États-Unis contre le Vietnam durera 15 ans, avant que son « invincible armada » ne doive battre en retraite sans gloire, laissant derrière elle un pays dévasté et exsangue.
La dévastation et la violence ne seront pas l'apanage des révolutions anticoloniales au Vietnam. La déclaration de guerre en Algérie, le 1er novembre 1954, marque également le début de l'une des guerres les plus longues et les plus sanglantes de l'histoire de la décolonisation, jalonnée d'innombrables atrocités (Stora, 2004). Les dirigeants du FLN étaient réalistes quant au rapport de force militaire, qui penchait fortement en faveur de la France qui disposait alors de la quatrième armée la plus puissante du monde. Face à cette réalité, la stratégie côté algérien va s’inspirer de la célèbre phrase de Hô Chi Minh : « Vous pouvez tuer 10 de mes hommes pour chacun des vôtres que je tue, mais même avec ces chances, vous perdrez. » Le FLN veut instaurer un climat de violence et d'insécurité insoutenable pour les Français·es, et internationaliser le conflit en portant la lutte des Algérien·nes à l'attention du monde entier (Evans & Phillips, 2007). Dans cette logique, les leaders révolutionnaires Abane Ramdane et Larbi Ben M'hidi décident d’étendre la guérilla aux centres urbains du pays, et lancent la bataille d'Alger en septembre 1956.
Le film du même nom de Gillo Pontecorvo, grand classique du cinéma réaliste sorti en 1966, permet sans doute de saisir au mieux la portée dramatique et sacrificielle de ce tournant historique qu’a été la bataille d’Alger. D’abord interdit en France, le film reconstitue avec une grande force évocatrice certaines actions déterminantes de la résistance algérienne dans la capitale et la répression côté français. Dans une scène dramatique, le colonel Mathieu, personnage fictif calqué sur le vrai général Massu (qui avait également combattu pendant la première guerre d'Indochine), conduit Larbi Ben M'Hidi, chef du FLN fraîchement capturé, à une conférence de presse au cours de laquelle un journaliste l'interroge sur la moralité de dissimuler des bombes dans les paniers de courses des femmes. « Ne trouvez-vous pas plutôt lâche d'utiliser les sacs et les couffins de vos femmes pour transporter vos bombes, ces bombes qui font tant de victimes innocentes ? » demande le journaliste. Ben M'hidi répond : « Et vous, ne vous semble-t-il pas bien plus lâche de larguer sur des villages sans défense vos bombes au napalm qui tuent mille fois plus d’innocents ? [...] Donnez-nous vos bombardiers, et nous vous donnerons nos couffins. »
Djamila Bouhired, icône révolutionnaire devenue une figure emblématique dans tout le monde arabe - en particulier pour les Palestinien·nes - et au-delà, a joué un rôle déterminant dans la bataille d'Alger. Aux côtés de Zohra Drif, de Samia Lakhdari et de sa mère, elle a fait partie de ces femmes qui ont posé des bombes dans toute la ville. Après avoir été capturée, violée et sévèrement torturée, elle a héroïquement défié ses ravisseurs et tortionnaires coloniaux : « Je sais que vous me condamnerez à mort, mais n'oubliez pas qu'en me tuant, vous n'assassinerez pas seulement la liberté dans votre pays, vous n'empêcherez pas l'Algérie de devenir libre et indépendante ».
Zohra Drif, héroïne elle aussi de la guerre d'indépendance algérienne et bien connue pour son implication dans l'attentat du Milk Bar en 1956, faisait partie intégrante du réseau d’organisation d'attentats à la bombe du FLN à Alger. Elle a travaillé avec Ali La Pointe, Djamila Bouhired, Hassiba Ben Bouali et Yacef Saâdi, chef de la Zone autonome d'Alger. Elle est finalement capturée et condamnée pour terrorisme à 20 ans de travaux forcés par le tribunal militaire d'Alger. Zohra Drif sera incarcérée dans le quartier des femmes de la prison de Barberousse. Dans ses mémoires, elle évoque le rôle de Djamila Bouhired : « Ils avaient leur Marianne, nous avions notre Djamila... Pour la France coloniale, elle était “l'âme du terrorisme”. Pour nous et pour tous les peuples épris de liberté, elle est devenue l'âme de la libération et le symbole de l'Algérie en guerre, belle et rebelle. » (Drif, 2017).
L’héroïsme, le courage, l'abnégation, le sumud (détermination) et le sacrifice avec lesquels Djamila Bouhired s’est battue résonnent encore en Palestine où ils font battre le cœur de la résistance, de la révolution et de la lutte pour la libération, et en inspirent le langage et l'imaginaire. La combattante palestinienne Leila Khaled a repris le flambeau de Djamila Bouhired, ainsi que beaucoup d'autres.
La résistance à Alger sera finalement écrasée sans pitié, au moyen du recours systématique à la torture pour obtenir des informations, incluant notamment la pose d'électrodes sur les parties génitales (Alleg, 1958). En octobre 1957, le réseau du FLN à Alger est démantelé après l'explosion d’une bombe dans le refuge de la Casbah où se cachaient le dernier dirigeant Ali La Pointe, ainsi que Hassiba Ben Bouali, Hamid Bouhamidi et le petit Omar. Malgré cette défaite militaire, le FLN a remporté une victoire diplomatique : la France se retrouve isolée sur le plan international en raison de ses méthodes de répression jugées scandaleuses.
L’expérience algérienne ne fut pas la première guerre urbaine à être menée dans un contexte de lutte pour la décolonisation. Plus de dix ans avant que le FLN ne fasse exploser des bombes à Alger, les Vietnamien·nes avaient déjà mené d'importantes batailles à Saïgon (aujourd’hui Hô Chi Minh-Ville), Haïphong et Hanoï. Ces combats ont été tout aussi sanglants ; les Français ont utilisé des chars, de l'artillerie et des bombardiers pour détruire les positions des Vietnamien·nes dans les villes. À l’instar de la Casbah d'Alger, c’est dans les vieux quartiers de Hanoï que la bataille pour la ville (1946-1947) a commencé. Pendant les combats, le général Jean Vally, commandant en chef du corps expéditionnaire français en Indochine, ordonne à ses subordonnés de « frapper fort avec le canon et la bombe […] afin de mettre fin à la résistance et de prouver à notre adversaire l'écrasante supériorité de nos capacités » (Goscha, 2022). À l’issue de la bataille, la « Casbah » de Hanoï n’est plus qu’un tas de ruines.
Le degré de violence infligé par les Français dans la plaine du fleuve Rouge et dans les Hauts Plateaux du Vietnam de janvier 1951 à la mi-1954 est sans équivalent dans l'histoire des guerres de décolonisation au 20ᵉ siècle. On dénombre plus d'un million de mort·es et des centaines de milliers de blessé·es côté vietnamien, y compris des victimes de la torture, tandis que les pertes du corps expéditionnaire français s'élèvent à 130 000 hommes. On assistera à un déchaînement de violence tout aussi implacable en Algérie. Selon les estimations officielles, un million et demi d'Algérien·nes ont été tués au cours de la guerre d'indépendance qui durera huit ans avant de s’achever en 1962. Un quart de la population (2,35 millions de personnes) est enfermé dans des camps de concentration, au moins 3 millions de personnes (la moitié de la population rurale) sont déplacées, environ 8 000 villages sont détruits ou incendiés, des centaines de milliers d'hectares de forêts sont brûlés ou dévastés par des bombes au napalm, les terres cultivables sont truffées de mines ou déclarées « zones interdites », et le bétail est décimé (Bourdieu et Sayad, 1964 ; Bennoune, 1973).
En Algérie comme au Vietnam, la vindicte vengeresse des colonisateurs contre les actes de résistance courageux des colonisé·es consiste à alimenter et à enraciner la déshumanisation de l'« autre », et à exprimer leur haine en termes raciaux. Pour les Français·es et leurs allié·es, les Vietnamien·nes et les Algérien·nes ne sont plus un peuple, mais des bandits, des criminel·les et des terroristes. Un jeune soldat français qui a perdu un proche au Vietnam explique ce qu'il entend faire subir aux Vietnamien·nes : « Il faut tous les détruire sans aucune pitié, ce sont de vrais sauvages » (Goscha, 2022). La pratique de la torture était déjà endémique au sein de l'armée française bien avant que les parachutistes français ne posent le pied à Alger. Les mêmes mécanismes et tactiques de déshumanisation sont aujourd'hui utilisés par Israël en Palestine, lorsque les généraux, fonctionnaires et personnalités des médias israéliens décrivent les Palestinien·nes comme des « animaux humains », des « rats », des « barbares » et des « terroristes » pour justifier leurs crimes de guerre, l’usage de la torture et les massacres génocidaires. Le colonialisme et ses stratégies de racialisation ont encore cours aujourd’hui.
Au Vietnam et en Algérie comme en Palestine, les armées coloniales ne sont pas les seules à appliquer ces stratégies : ce rôle est endossé par les colons eux-mêmes. Lorsque les parachutistes d'élite mobilisés par le gouvernement français pour écraser le soulèvement à Alger défilent sur la principale artère de la ville, ils sont accueillis par une foule de colons français en liesse. On observe des scènes similaires à Saïgon en 1946, lorsque les colons affluent en masse pour accueillir les soldats qui les libéreront de la domination « indigène » (Goscha, 2022). Dans les deux cas, il existe une alliance étroite entre l'armée et les communautés de colons, qui tolèrent la violence coloniale et la répression la plus cruelle. De même, aujourd'hui, la société colonialiste israélienne soutient massivement le génocide perpétré par l'armée israélienne à Gaza, ainsi que le déploiement d'une guerre totale dans l'ensemble de la région. D'innombrables photos et vidéos montrent des Israélien·nes acclamant et célébrant la mort de Palestinien·nes, en expliquant comment ils et elles aimeraient les voir disparaître des terres qu'ils et elles leur ont confisquées.
En Palestine, reprendre le flambeau de la révolution anti-coloniale
« Où est-ce que je veux en venir ? À cette idée que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade [...]» Aimé Césaire (Césaire, 2000)
« Nous nous sommes souvenus de toutes les misères, de toutes les injustices, de notre peuple et de ses conditions de vie, de la froideur du regard que l’opinion internationale pose sur notre cause, et nous avons alors senti que nous ne les laisserons pas nous écraser. Nous nous défendrons et nous défendrons notre révolution par tous les moyens ». George Habash, 1970
Quel lien peut-on établir entre les luttes de libération au Vietnam et en Algérie et le combat des Palestinien·nes d'aujourd'hui ? La réponse est que la lutte de libération de la Palestine doit être résolument inscrite dans la longue lignée des mouvements révolutionnaires anticoloniaux. Malgré leurs spécificités et différences respectives, ces trois conflits doivent être compris comme des luttes anticoloniales de libération. Or, ce qui se passe en Palestine et le génocide qui s’y déroule actuellement démontrent également que le monde colonial n'est pas encore pleinement désintégré.
Dans les parties suivantes, nous analyserons les croisements existant entre le combat pour la libération de la Palestine et les guerres d’indépendance au Vietnam et en Algérie.
La Palestine et l’Algérie, deux sœurs dans le monde arabe
« J'ai voyagé dans un avion algérien, sous protection algérienne, comme si j'étais un représentant algérien, pas seulement palestinien. [Boumediene] voulait dire au monde que le représentant palestinien Yasser Arafat ne venait pas seul, mais avec l'Algérie à ses côtés. » Yasser Arafat
Pour des raisons évidentes, il existe de multiples interconnexions entre les luttes de libération révolutionnaires en Palestine et en Algérie. En témoigne l'expérience coloniale profondément raciste, inhumaine et génocidaire à laquelle les deux nations ont été soumises, ce qui est sans précédent dans le monde arabe. Partageant cette expérience commune, les révolutionnaires palestinien·nes admirent leurs frères et sœurs algérien·nes, tandis que les Algérien·nes voient dans la résistance palestinienne et le mouvement révolutionnaires un reflet de leur propre résistance contre les colonialistes français·es. En Algérie, le FLN a inspiré la stratégie palestinienne de lutte armée et d'union de différents groupes politiques sous une bannière commune. Il n'est donc pas surprenant que les Algérien·nes aient apporté leur soutien aux Palestinien·nes depuis les années 1960, à différents niveaux entre soutien diplomatique, assistance militaire, fourniture d'armes et financements.
Pour une grande partie du « tiers monde », en particulier les pays toujours sous l'emprise de la domination coloniale, la libération de l'Algérie en 1962 va insuffler l’espoir et constituer un modèle à suivre. Sa capitale, Alger, devient la Mecque des révolutionnaires du monde entier, du Vietnam à la Palestine en passant par l'Afrique australe, déterminé·es à renverser l'ordre impérialiste et colonial. La charte d'Alger de 1964 déclare que l’Algérie soutiendra les « luttes des autres peuples dans le monde », y compris la « lutte armée » (Deffarge & Troeller, 1972), et l'État algérien indépendant continuera à fournir asile et soutien financier aux mouvements du monde entier en lutte pour l'indépendance et contre le racisme, le colonialisme et l'impérialisme.
Dans le monde arabe, le nouveau régime algérien noue des liens avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser et participe activement à la vague anticoloniale qui entraînera le départ des Français·es et des Britanniques d’Égypte, à l’issue de leur échec lors de la crise du canal de Suez en 1956, ainsi que l'indépendance de la Tunisie et du Maroc la même année, et le renversement des monarchies fantoches en Irak (1958) et au Yémen du Nord (1962). Au cours de cette période, les Palestinien·nes commencent à entreprendre des actions pour tenter de replacer leur pays sur l’échiquier politique mondial dont il avait été écarté (Gresh, 2012).
Dans les paragraphes qui suivent, les propos avancés s’appuient principalement sur les informations collectées par l'excellent site web Learn Palestine consacré à la révolution palestinienne (https://learnpalestine.qeh.ox.ac.uk/) et géré par les chercheur·euses universitaires palestinien·nes Karma Nabulsi et Abdel Razzaq Takriti, ainsi que sur l’éclairante série de podcasts Thawra disponible en ligne sur le blog The Dig, qui traite des radicalismes arabes au 20ᵉ siècle.
Le mouvement de libération de la Palestine s'est activement engagé en Algérie dans les années qui ont suivi son indépendance en 1962, à une époque où le pays était un lieu de rencontre pour une multitude de mouvements de libération afro-asiatiques. L'écrivain et homme politique palestinien Muhammad Abu Meizar, qui a intégré le Fatah (le mouvement de libération nationale palestinien) en 1962, a raconté que la première rencontre entre les Palestinien·nes et les leaders de la révolution cubaine a eu lieu en 1964, lorsque Che Guevara s'est rendu à Alger. À cette époque, les Palestinien·nes établissaient des relations avec divers mouvements de libération en Afrique, en Asie et en Amérique latine. C'est également depuis l'Algérie que la première délégation palestinienne se rendra en Chine en 1965.
Abu Meizar raconte le soutien de l'Algérie à la lutte palestinienne à cette époque : « Grâce à l'Algérie, il y a eu des échanges entre les différents mouvements de libération, entre les Vietnamien·nes, les Chinois·es, les mouvements africains, c'était un lieu de rencontre. L'Algérie a également accueilli l'une des institutions les plus importantes, l'Académie militaire de Cherchell, où de nombreux·ses Palestinien·nes ont reçu une formation. Le Fatah n’avait pas encore tiré son premier coup de feu, mais grâce à l'Algérie, l’organisation a tissé des liens avec les Marocain·es, les Tunisien·nes, les Africain·es, les Vietnamien·nes, les Chinois·es, l'Asie du Sud-Est, l'Amérique latine et Cuba. Ces relations n’étaient pas anecdotiques, elles ont été extrêmement riches et précieuses ».
L'Organisation de libération de la Palestine (OLP) ouvre un bureau en Algérie en 1965. Son premier président (1964-1967), Ahmad al-Shukeiri, est alors connu pour son soutien sans faille à la cause algérienne. En effet, en tant que représentant de l'Arabie Saoudite puis de la Syrie aux Nations Unies à New York, il a joué un rôle actif dans la défense de la révolution algérienne de 1955 à 1962, lors des sessions annuelles et des réunions spéciales. L'Algérie lui remboursera la dette en nature : c’est son gouvernement qui apportera le premier soutien public d’un État à la révolution palestinienne. Ce soutien sera étalé en couverture de l’édition du journal officiel Al-Moudjahid du 1er janvier 1965, qui contenait un article intitulé « Les révolutionnaires du 1er novembre saluent les révolutionnaires du 1er janvier ».
Durant cette période, le Fatah ouvre un camp d'entraînement pour les combattant·es palestinien·nes en Algérie, indépendamment de l'Académie militaire de Cherchell et en coordination avec le Commandement des forces conjointes algériennes. Un grand nombre de volontaires palestinien·nes d'Europe, du Maghreb, et même des États-Unis vont y suivre un entraînement, et certain·es mèneront des opérations de résistance, devenant ainsi des symboles de la lutte de libération, tels que Mahmoud al-Hamshari, Ghazi al-Husseini et Abdullah Franji.
Abu Meizar revient sur le soutien de l'Algérie à la lutte armée palestinienne : « [En 1967] nous avons assuré la première livraison d'armes de l'Algérie au Fatah, avec l'aide de Mohammad Ibrahim al-Ali [commandant de l'armée populaire syrienne]. Le premier avion s'est envolé pour Damas, chargé d'armes pour le Fatah. [...] Il s'agissait de notre premier contrat d'armement, mais il faut se souvenir qu'à l'époque de Boumediene, en 1966, le premier soutien financier officiel avait été offert au Fatah par le gouvernement algérien ».
Yasser Arafat, président de l'OLP de 1969 à 2004, a toujours reconnu que l’Algérie faisait preuve d’une solidarité inébranlable avec la cause palestinienne, et salué son indéfectible soutien aux efforts de guerre panarabes contre l'entité sioniste. Arafat avait ainsi relaté que le président algérien Houari Boumediene avait envoyé des forces combattre en Égypte lors de la guerre israélo-arabe de 1967. Boumediene s'est également rendu au Caire et à Damas afin de s’enquérir des besoins pour l'effort de guerre, puis a rendu visite à l'Union soviétique pour lui demander d'envoyer des chars et des armes à l'Égypte et à la Syrie, en remplacement de ceux qu'ils avaient perdus. Arafat a raconté les négociations entre Boumediene et les Soviétiques à l’époque : « Ils lui ont dit qu'ils avaient besoin de plus de temps, et il a répondu que si par temps ils entendaient de l'argent, alors l'Algérie paierait. Il a immédiatement versé 200 millions de dollars à l'Union soviétique, ce qui équivaudrait à 2 milliards de dollars aujourd'hui. Il a payé pour que l'Union soviétique accélère la livraison d'armes à l'Égypte et à la Syrie. Personne ne pourra l'oublier. »
Après la Naksa (défaite) de 1967, Boumediene déclare :
« L'histoire nous jugera comme des traîtres et des perdants [...] si nous acceptons la défaite [...]. La nation arabe ne se mettra pas à genoux. Israël pense avoir pris le Sinaï, le Golan et la Cisjordanie, mais ils savent que la nation arabe s'étend jusqu'en Algérie [...]. L'Algérie ne peut accepter la défaite. La nation arabe utilise-t-elle toutes ses formidables ressources humaines ? Utilise-t-elle toute la formidable énergie physique dont elle dispose aujourd'hui [...] pour dire qu'elle a perdu la bataille ? [...] Le combat n'est pas seulement un combat palestinien. C'est vrai que nous sommes loin géographiquement, mais nous avons un rôle à jouer. » (Boumaza, 2015).
Les troupes algériennes envoyées par Boumediene resteront en Égypte pour défendre ses frontières jusqu'à la guerre israélo-arabe de 1973 (guerre du Kippour), au cours de laquelle elles combattent aux côtés des troupes palestiniennes sur le front du canal de Suez.
Enfin, le soutien actif de l'Algérie à la lutte de libération de la Palestine se traduira également par le choix de sa capitale, Alger, comme lieu de la Déclaration d'indépendance de l'État de Palestine en novembre 1988, prononcée lors de la 19ᵉ session du Conseil national palestinien.
Tous les jours à Gaza, un nouveau Kham Thien a lieu
À l’instar de la Palestine et de l'Algérie, la Palestine et le Vietnam ont une longue histoire de fraternité. La lutte de libération du Vietnam, qui l'a d'abord opposé à la France puis aux États-Unis, a inspiré les Palestinien·nes dans leur lutte contre l'occupation de leurs terres par Israël.
L'utilisation de tunnels comme tactique de guérilla contre une armée supérieure en nombre et mieux équipée constitue l'une des similitudes entre les luttes en Palestine et au Vietnam. Sans doute inspiré·es par l'utilisation de tunnels par les communistes chinois contre les envahisseurs japonais, les Vietnamien·nes commencent à creuser un vaste réseau de tunnels dans les années 1940, pour s’y cacher et lancer des attaques contre les troupes coloniales françaises. Les tunnels de Củ Chi, d'une longueur de plus de 240 km et situés au nord-ouest de Saïgon, constituent un bastion stratégique pour les troupes de la guérilla communiste, connues sous le nom de Viêt-Cong. Ces tunnels vont jouer un rôle crucial dans la résistance contre la guerre livrée par les États-Unis au Vietnam, en servant notamment de base pour les opérations de l'offensive du Têt en 1968. De nos jours, les mouvements de résistance palestinien et libanais utilisent les tunnels pour lutter contre Israël. Les tunnels de Gaza servent de base à la résistance palestinienne et ont permis de faire subir des pertes importantes à l'armée israélienne.
L’ampleur de la destruction infligée par la puissance de leurs oppresseurs respectifs permet d’établir un autre parallèle entre l'expérience de la Palestine et celle du Vietnam. Pour les Vietnamien·nes, la destruction de Gaza par Israël aujourd'hui rappelle les bombardements américains de 1972. Le président américain de l'époque, Richard Nixon, avait ordonné de bombarder Hanoï, la capitale du Nord-Vietnam, pendant la période de Noël 1972. À partir du 18 décembre et pendant douze jours et nuits consécutifs, environ 20 000 tonnes de bombes sont larguées sur Hanoï, ainsi que sur la ville portuaire très fréquentée de Haï Phong et d'autres localités. Le quartier de Kham Thien, à Hanoï, sera le plus gravement touché.
Ces parallèles entre la guerre génocidaire perpétrée par Israël à Gaza et la guerre livrée par les États-Unis au Vietnam sont aujourd'hui soulignés par de jeunes militant·es vietnamien·nes pour faire connaître la cause palestinienne à de nouveaux publics (Dang, 2024). L’écho de ces deux guerres à travers l’histoire, notamment les images de la destruction des centres urbains (Gaza et Kham Thien), ainsi que les menaces violentes des États agresseurs - Israël a déclaré que « Gaza sera rasée » et les États-Unis avaient affirmé qu'ils « bombarder[aient] le Nord-Vietnam pour le ramener à l'âge de pierre » - s’inscrivent dans d'un répertoire de symboles partagés qui renvoient à une histoire commune de guerres coloniales et de résistance révolutionnaire anticoloniale. Cette expérience partagée alimente un sentiment renouvelé de solidarité transnationale entre les populations anciennement opprimées et celles qui subissent encore l’oppression de nos jours.
En réalité, ces solidarités renouvelées puisent leurs racines dans le passé. En effet, le Vietnam a fait preuve d’un soutien inébranlable au peuple palestinien et à la lutte pour sa libération pendant la guerre froide et jusque dans les années 1990. Incontestablement, cela s'explique par la conviction des dirigeants vietnamiens que la cause palestinienne reflétait leur propre lutte pour l'unification et l'indépendance contre les puissances étrangères. L'OLP a établi des relations avec le Nord-Vietnam en 1968 et installé un bureau de liaison en 1975, après la fin de la guerre du Vietnam. Ce bureau deviendra rapidement l'ambassade de Palestine au Vietnam. Dans les années 1990, le Vietnam accueille des dirigeants palestiniens à de nombreuses reprises, notamment Yasser Arafat. Côté palestinien, alors que la guerre au Vietnam entrait dans sa phase finale avec la signature des accords de paix de Paris en 1973, le poète palestinien Mahmoud Darwish décrit les liens d'amitié qui existent entre les deux pays : « Dans la conscience des peuples du monde, le flambeau est passé du Vietnam à nous ». L'OLP a fait partie de la petite minorité de mouvements et de pays du Sud qui ont ouvertement condamné la Chine pour son invasion du Vietnam en 1979.
Le combat est long et le chemin est pénible
« Lorsque les portes de prison seront ouvertes, le vrai dragon s’envolera. » Hô Chi Minh (Minh, 1967)
« Un combattant de la liberté apprend à ses dépens que c'est l'oppresseur qui définit la nature de la lutte, et que l'opprimé n'a souvent d'autre recours que d'utiliser des méthodes qui reflètent celles de l'oppresseur. » Nelson Mandela (Mandela, 1994).
« Gaza a été et restera la capitale de la détermination, le cœur de la Palestine qui ne cesse de battre même si le monde se referme autour de nous. Alors, accrochez-vous à la terre aussi fermement que les racines s'accrochent au sol, car aucun vent ne peut déraciner un peuple qui a choisi de vivre. » Younes Masskine, 2024.
Dans les parties ci-dessus, nous soutenons que la lutte de libération de la Palestine doit être replacée dans la longue trajectoire des luttes anticoloniales, anti-impérialistes et anti-apartheid, notamment les luttes de libération en Haïti, au Vietnam, à Cuba, en Algérie, en Guinée-Bissau, au Cap-Vert et en Afrique du Sud. Il s'agit donc d’un combat qu'il convient d’encourager, et non de diaboliser. Pourtant, comme l'a écrit Edward Said, « la Palestine est la cause la plus cruelle et la plus difficile à défendre, non pas parce qu'elle est injuste, mais parce qu'elle est juste et qu'il est dangereux d'en parler [...] » Mais en ces temps de génocide, nous ne pouvons pas nous permettre de rester silencieux : nous devons parler de la Palestine de la manière la plus honnête et concrète possible.
La décolonisation de la Palestine impliquerait la fin de l'occupation, la dissolution du régime d'apartheid et le démantèlement d'Israël en tant que projet colonial de peuplement. Tous·tes les révolutionnaires anticoloniaux (quelle que soit leur idéologie, communiste, nationaliste, conservatrice religieuse, etc.) ont été décrit·es par les colonisateurs et les oppresseurs comme des terroristes, des barbares et des sauvages. Et toutes les puissances coloniales ont répondu avec sauvagerie et inhumanité aux actes de résistance des opprimé·es et des colonisé·es. Il est donc temps de cesser d'entretenir une fausse équivalence entre la violence légitime et le droit de résister des opprimé·es et des colonisé·es, qui luttent pour leur propre libération, et la violence infiniment plus grande infligée par les oppresseurs et les colonisateurs, qui n'est utilisée que pour imposer un statu quo injuste et cruel. C’est ce que le révolutionnaire guyanais Walter Rodney exprime ici avec force :
« On nous a dit que la violence est un mal en soi et que quelle qu'en soit la cause, elle est moralement injustifiable. Selon quelles normes morales la violence utilisée par un esclave pour briser ses chaînes peut-elle être considérée comme équivalente à celle de son maître ? Comment peut-on mettre sur le même plan la violence des Noirs, des opprimés, des réprimés et des dominés depuis quatre siècles, et la violence des fascistes blancs ? La violence visant à rétablir la dignité humaine et l'égalité ne peut être jugée à l'aune de la violence qui cherche à perpétuer la discrimination et l'oppression. » (Rodney, 1969)
Malgré l’ampleur de l'horreur destructrice apocalyptique et des massacres de masse dont nous avons été témoins lors des attaques génocidaires d'Israël sur Gaza au cours de l'année écoulée, en menant l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » le 7 octobre 2024, le mouvement de libération palestinien a amorcé ce qui pourrait être considéré comme le début de la fin du régime colonial d'Israël (Pappé, 2024). En outre, malgré les assassinats ciblés de dirigeants du Hamas et du Hezbollah, les forces de résistance restent intactes et déterminées à se battre. Bien qu'il soit trop tôt pour l’affirmer avec certitude, ce qui se passe actuellement en Palestine et au Liban pourrait devenir, à l’instar du désastre du 8 mai 1945 en Algérie, le premier épisode d'une guerre populaire prolongée visant à renverser une colonie de peuplement. Le Hamas a brisé le mythe de l'invincibilité d'Israël et, par sa résistance héroïque à Gaza, le mouvement s'affirme comme le principal acteur de la résistance palestinienne à l'occupation, à l'apartheid et au colonialisme de peuplement, tout en s’attirant une profonde sympathie dans tout le monde arabe et ailleurs. La guerre asymétrique qui se déroule actuellement n'est pas simplement une guerre entre le Hamas et Israël, c'est une guerre de libération palestinienne. Cette guerre a également une portée régionale, puisqu'Israël et ses allié·es occidentaux (principalement les États-Unis et le Royaume-Uni) se battent avec une intensité variable sur cinq fronts : à Gaza et en Cisjordanie, au Liban, au Yémen, en Irak ainsi qu’en Syrie et en Iran.
Nous devons garder à l’esprit que la lutte armée s’avère nécessaire dans certaines circonstances, comme c'est le cas pour la Palestine occupée dans son combat contre le colonialisme sioniste. Cependant, il est crucial de subordonner la lutte armée à un spectre plus large de politiques révolutionnaires, afin de s'assurer que le choix des cibles ne cède pas à l’arbitraire et à l’aléatoire. Dans une telle approche, la lutte armée peut être considérée comme un outil de mobilisation du soutien politique, et non comme une tactique risquant de repousser et de s’aliéner des allié·es potentiel·les. Une résistance efficace, comme l’a soutenu le chercheur révolutionnaire pakistanais Eqbal Ahmad, nécessite donc une stratégie flexible qui mélange différentes tactiques politiques et militantes, en fonction de la position occupée par l'ennemi et du contexte politique dans son ensemble. Dans cette optique, il faut se garder de considérer la violence et la non-violence comme des stratégies opposées de manière binaire et excluantes, où les peuples opprimés devraient choisir l'une plutôt que l'autre. Ainsi, notre analyse de la violence politique doit mettre de côté les raisonnements purement normatifs et moralisateurs sur lesquels se fonde une certaine gauche en condamnant la violence du Hamas. En outre, le fait de rejeter la résistance anticoloniale parce qu'elle est islamiste témoigne du fléau profondément ancré de l'islamophobie, qui a malheureusement été internalisé par certains pans de la gauche euro-américaine.
Depuis ses premiers balbutiements, le mouvement de libération palestinien a compris la nécessité d’avoir recours à la résistance armée face à la violence aveugle du régime colonial d'apartheid et d'occupation. En parallèle, tout comme ses frères et sœurs ayant résisté en Algérie et au Vietnam, la résistance palestinienne sait aussi que vaincre militairement une puissance militaire hautement sophistiquée (soutenue par le bloc impérialiste dirigé par les États-Unis) est une tâche insurmontable. Pour atteindre ses objectifs, la lutte armée palestinienne doit donc être fermement ancrée dans une stratégie politique révolutionnaire plus large et dirigée par un front anticolonial unifié.
Le cas algérien permet d’illustrer la justesse de cette approche ; en particulier la stratégie mise en œuvre par Abane Ramdane. Surnommé l'architecte de la lutte pour l'indépendance de l'Algérie, Ramdane a œuvré à l'organisation des différentes structures politiques et militaires de la révolution algérienne, et à la création d'un front uni et plus fort en collaboration avec d'autres forces politiques, notamment lors du Congrès de la Soummam en août 1956 (Harbi, 2024). C'est Ramdane qui, accompagné de ses frères et sœurs d'armes, a insisté sur la primauté de l'action politique sur les opérations militaires, mais c'est également lui qui a fait pression pour ouvrir un front de guerre dans la capitale, lors de la bataille d'Alger. Le FLN n'a pas gagné la guerre contre les Français·es sur le plan militaire, mais l’organisation a remporté les batailles politiques et diplomatiques les plus décisives qui ont provoqué l’isolement et la délégitimation du régime colonial français. Le FLN a su bâtir des alliances solides sur la scène internationale, notamment lors de la conférence de Bandung en 1955, ainsi que lors des sommets panafricains, des rencontres en Europe et à l'Assemblée générale des Nations unies dans les années qui ont suivi.
Il est évident que le contexte politique international a radicalement changé depuis les années 1950 et 1960. Nous ne vivons plus à l'époque des libérations nationales et du tiers-mondisme. Pire, nous vivons une époque dans laquelle le droit international est ouvertement bafoué par les plus puissant·es, et où l'establishment libéral occidental des droits humains et de la démocratie s'effondre sous nos yeux et montre son vrai visage suprémaciste et génocidaire, à la fois sur les terrains politique, intellectuel, culturel et médiatique. La scène régionale n’offre rien de mieux ; la Palestine se retrouve ainsi entourée par des régimes arabes réactionnaires qui ont trahi et vendu la cause palestinienne aux États-Unis et à Israël. Ce climat extrêmement contraignant doit être pris en compte dès lors que l'on cherche à élaborer une stratégie politique efficace capable d'unir les forces anticoloniales palestiniennes tout en articulant les efforts révolutionnaires à l’échelle nationale, régionale et internationale. Pour soutenir une telle stratégie multiscalaire, le renforcement des actions du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) est d'une importance capitale.
Gaza a réveillé le monde, et la Palestine est devenue la quintessence des luttes de notre époque. Le cas de la Palestine est devenu une épreuve de vérité pour tous les mouvements et organisations progressistes, et représente un défi pour chacun·e d'entre nous. Comme l'a affirmé Adam Hanieh, la lutte pour la libération de la Palestine ne se résume pas à une question de morale et de droits humains ; il s’agit aussi et surtout d'une lutte contre l'impérialisme dirigé par les États-Unis et le capitalisme fossile mondial. En effet, en tant que colonie de peuplement euro-américaine, Israël et les monarchies réactionnaires du Golfe, riches en combustibles fossiles, constituent les deux piliers de l'hégémonie américaine dans la région et au-delà, et forment un nœud essentiel du système capitaliste mondial fondé sur les énergies fossiles. La Palestine devient alors un front international contre le colonialisme, l'impérialisme, le capitalisme fossile et la suprématie blanche. À cet égard, le succès des luttes qui œuvrent au renversement des régimes réactionnaires dans le monde arabe - principalement dans les monarchies du Golfe, en Égypte et en Jordanie, malgré la répression - est essentiel pour assurer la victoire de la lutte du peuple palestinien. En parallèle, la guerre génocidaire menée par Israël révèle également qu’au-delà de la vacuité du (dés)ordre international fondé sur des régles, on assiste à la faillite morale et politique des régimes arabes tandis que certains gesticulent sans rien faire pendant que d’autres se montrent activement complices des crimes sionistes (en particulier les Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite, l'Égypte, la Jordanie et le Maroc). Ce constat est apparu très clairement aux populations des pays arabes au cours de l'année écoulée. Cela pourrait renforcer leur détermination à renverser ces régimes dans les années à venir (rappelons que l’un des slogans des révolutions soudanaise et algérienne de 2018 et 2019 était « Qu'ils tombent tous »).
Les tentatives obstinées des Français·es et de leurs allié·es de maintenir la ligne impériale en Indochine dans les années 1940 et 1950 afin de conserver leurs positions en Afrique trouvent aujourd’hui un écho dans les actions des États-Unis, d'Israël et de leurs allié·es pour maintenir la ligne impériale en Palestine et dans tout le Moyen-Orient contre l'axe de la Résistance. Cet axe est formé par la République islamique d'Iran, le Hezbollah ainsi que ses organisations sœurs au sein de la résistance libanaise, aux côtés du Hamas et de ses partenaires engagé·es dans la résistance palestinienne, du mouvement Ansar Allah (connu sous le nom de Houthis) actif au sein du gouvernement yéménite ainsi qu’un certain nombre de groupes de résistance irakiens. Pour reprendre les mots de l'intellectuel révolutionnaire, poète et militant politique palestinien Ghassan Kanafani cités au début de cet article, il apparaît donc clairement que la lutte contre l'impérialisme en Palestine et au Moyen-Orient revêt une importance hautement stratégique pour les forces anti-impérialistes du monde entier, afin de faire avancer la révolution à l’échelle mondiale.
Notre objectif dans ce travail n'est pas de glorifier ni de romantiser sans le moindre esprit critique les différentes révolutions et mouvements de résistance anticoloniaux, car tous ces événements et acteurs ont charrié leur lot de problématiques, contradictions, lacunes et échecs. En outre, les réalités « postcoloniales » dans les pays « indépendants » qui ont fait l'objet de ce travail soulignent les mésaventures de la conscience nationale et la faillite de certaines bourgeoisies nationales, analysés avec brio par Frantz Fanon dans son ouvrage Les damnés de la terre. Cependant, plutôt que d'adopter une position nihiliste et d’affirmer a posteriori que ces mouvements révolutionnaires se sont avérés inutiles, nous devons considérer les révolutions comme des processus continus sur le long terme, avec des flux et des reflux, plutôt que comme des événements qui réussissent ou échouent à un moment bien précis.
Pour proposer une analyse des luttes révolutionnaires qui soit à la fois réaliste et pertinente, il est également important de considérer les dimensions nationales, régionales et internationales de ces luttes dans leur simultanéité. La solidarité transnationale entre les peuples opprimés et colonisés a été, et continue d'être, un moteur de changement dans le monde. Nous sommes actuellement témoins de la portée et de la puissance de cette solidarité Sud-Sud, qui se matérialise par l'engagement des pays du Sud en faveur de la cause palestinienne ainsi que par les mesures qui cherchent à isoler le régime colonial d'Israël sur la scène internationale. La plainte déposée par l'Afrique du Sud contre Israël pour violation de la Convention sur le génocide devant la Cour internationale de justice (CIJ) en est la preuve et marque une rupture historique. En effet, des hommes et des femmes africain·es (et leurs allié·es) viennent défier la suprématie blanche et le colonialisme et, pour reprendre les termes de la rapporteuse spéciale des Nations unies Francesca Albanese, « se battent pour sauver l'humanité et le système judiciaire international contre les attaques sans pitié soutenues et facilitées par la plupart des pays occidentaux ». Les regarder mener ce combat « restera l'une des images marquantes de notre époque. [...] [Cela] marquera l'histoire quoi qu'il arrive ». À La Haye, nous avons vu les représentant·es de la nation qui a souffert de l'apartheid et qui l'a vaincu se lever pour défendre la décence humaine la plus élémentaire, la justice et la solidarité, et tendre la main à une autre nation qui subit et résiste à l'oppression coloniale et au génocide tout en revendiquant ses droits à la liberté et à la justice. Les pays du Sud - malgré toutes leurs imperfections et contradictions - donnent une leçon de morale politique au pays du Nord « épris de droits humains et de démocratie ». Par leur engagement, les héritier·es de Mandela honorent sa mémoire et font à nouveau résonner ses propos : « Nous savons trop bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens. »
De nombreux pays du Sud soutiennent la cause de l'Afrique du Sud, tels que la Turquie, l'Indonésie, la Jordanie, le Brésil, la Colombie, la Bolivie, le Pakistan, la Namibie, les Maldives, la Malaisie, Cuba, le Mexique, la Libye, l'Égypte, le Nicaragua, ainsi que l'Organisation de la coopération islamique (composée de 57 membres) et la Ligue arabe (22 membres). En revanche, les puissances occidentales (États-Unis, Royaume-Uni, Canada et Allemagne) soutiennent Israël. La position de l’Allemagne a été vivement critiquée par la Namibie, son ancienne colonie, qui consiste à défendre le génocide israélien à Gaza et à ne pas tirer de leçons de son histoire sanglante, marquée par deux génocides au 20ᵉ siècle (le génocide des Herero et des Namaqua en Namibie et l'Holocauste en Europe). En outre, le Chili et le Mexique ont déposé une demande devant la Cour pénale internationale (CPI) pour enquêter sur les crimes de guerre commis par Israël à Gaza. Ces mesures, de même que celles prises par une douzaine de pays en rompant leurs relations diplomatiques avec Israël, ainsi que par la Colombie (et potentiellement l'Afrique du Sud) pour interdire les exportations de charbon vers Israël, indiquent qu’il existe une ligne de démarcation claire entre le Nord et le Sud - non sans contradiction, en particulier lorsqu'il s'agit de pays tels que la Jordanie et l'Égypte. Ces évolutions font accélérer la tendance qui se dessine vers un monde multipolaire où les pays du Sud s'affirment politiquement et économiquement. Nous n’assistons pas encore à un nouveau Bandung, mais cette conjoncture historique accélérera le déclin - du moins sur le plan idéologique - de l'empire dirigé par les États-Unis en mettant au jour ses contradictions.
Les audiences de la CIJ et les événements qui ont suivi posent un sérieux défi au monde blanc (où le « blanc » n'est pas seulement une catégorie raciale mais aussi une construction idéologique) et à l'establishment occidental, dont le rempart des « droits humains » et de l’« universalisme » est en train de s’effondrer. Tout cela pourrait faire s’accélérer la dissolution du (dés)ordre international « fondé sur des règles ». Il est plus qu’évident que la démocratie bourgeoise occidentale traverse une crise profonde - voire mortelle - de légitimité, et que son hégémonie mondiale (au sens où l’entend Gramsci) est en train de s'affaiblir. Cela explique cette tendance nette vers le retour de la guerre et l'enracinement d'une logique militariste et génocidaire. Le système capitaliste-impérialiste est ouvertement entré dans sa phase de barbarie. Comme l 'a écrit Gramsci, « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. »
À une époque où le système politique et économique international préfère blâmer ses victimes, détourner toute l'attention de ses mécanismes de domination et avoir recours à des explications culturalistes - et souvent racistes - pour justifier ses échecs, il est crucial de nous replonger dans les approches et les expériences révolutionnaires et progressistes antérieures. Cette lucidité est nécessaire pour rompre avec la longue histoire de pillage, de violence et d'injustice endurés par la majorité des habitant·es de la planète. Cela peut également nous aider à surmonter la propagande d'un système asservissant qui dissimule ses armes sous des expressions en apparence anodines telles que « la main invisible du marché », « la mondialisation heureuse », « la responsabilité humanitaire de protéger » ou encore « Israël a le droit de se défendre ».
Il devient évident que la majorité opprimée étouffe dans un système qui déshumanise les populations et érige la surexploitation en principe fondamental, qui domine la nature et l'humanité, qui génère des inégalités écrasantes et une extrême pauvreté, un système enclin à la guerre et à la militarisation et qui provoque la destruction écologique et le chaos climatique. Heureusement, des révoltes et des rébellions résolument anti-système ont lieu sur tous les continents et dans toutes les régions. Mais pour que ces actes de résistance épisodiques et largement restreints géographiquement puissent aboutir, ils doivent transcender le niveau local et avoir un impact à l’échelle mondiale ; ils doivent être capables de créer des alliances durables face au capitalisme, au colonialisme-impérialisme, à la suprématie blanche et au patriarcat.
Entre les soulèvements arabes, africains, asiatiques et latino-américains et le mouvement Black Lives Matter, entre la résistance des communautés indigènes, des mouvements syndicaux et des mouvements pour la justice climatique, la souveraineté alimentaire et la paix, des campements d'étudiants à l'antifascisme, l’antiracisme et la résistance palestinienne et libanaise, les divers mouvements de résistance contemporains peuvent-ils converger et construire de solides alliances internationales qui puissent surmonter leurs propres limites et contradictions ? Ces luttes peuvent-elles amorcer une remise en question des fondements coloniaux de la conjoncture actuelle et permettre de véritablement décoloniser nos politiques, nos économies, nos cultures et nos épistémologies ? Un tel objectif est non seulement envisageable mais nécessaire, et les solidarités et alliances transnationales sont cruciales pour la lutte mondiale pour l'émancipation des damnés de la terre. Ici, nous pouvons nous inspirer du passé, en étudiant la période des décolonisations, l’ère de Bandung, le tiers-mondisme, la Tricontinentale et d'autres expériences internationalistes similaires.
Certaines histoires sont ignorées, tandis que d'autres sont passées sous silence afin de maintenir en place certaines hégémonies et occulter une époque féconde de connexions révolutionnaires entre les luttes de libération survenues sur différents continents. Il est de notre devoir de fouiller dans le passé pour nous familiariser avec ces histoires, en tirer des enseignements et identifier certaines convergences potentielles avec les luttes d’aujourd’hui. Par exemple, nous devons nous souvenir que l'Algérie indépendante est devenue un puissant symbole de la lutte révolutionnaire et a servi de modèle pour différents fronts de libération à travers le monde, et en tirer des enseignements. Grâce à sa politique étrangère audacieuse, la capitale algérienne est devenue la Mecque des révolutionnaires dans les années 1960 et 1970, comme nous l'avons vu plus haut. Amilcar Cabral, leader révolutionnaire bissau-guinéen, a prononcé ces mots lors d'une conférence de presse en marge du premier festival panafricain organisé à Alger en 1969 : « Prenez un stylo et notez : les musulmans font le pèlerinage à la Mecque, les chrétiens au Vatican et les mouvements de libération nationale à Alger ». De même, il convient de noter que la lutte du Vietnam contre l'impérialisme américain dans les années 1960 a également permis aux mouvements progressistes de s’unir autour d’une cause, et a influencé l'essor d'une révolte sociale mondiale qui a débouché sur les manifestations de 1968.
C'est cette dimension globale de nos luttes qu’il nous faut mettre en avant, afin de surmonter les nombreuses contraintes et restrictions imposées à nos mouvements et d'embrasser un internationalisme radical axé sur la solidarité. Il est crucial de remettre au jour l'héritage révolutionnaire du monde arabe, de l'Afrique, de l'Asie, de l'Amérique latine et de tous les pays du Sud, tel qu'il nous est transmis par les paroles et les actions de grands penseurs comme George Habash, Mahdi Amel, Frantz Fanon, Amilcar Cabral, Thomas Sankara, Walter Rodney, Ghassan Kanafani, Samir Amin, Che Guevara, Hô Chi Minh et Mao Zedong, pour n'en citer que quelques-uns. Nous devons redonner vie aux ambitions des années 1960 de lutter pour s’émanciper du système impérialiste-capitaliste. Il est fondamental de s’appuyer sur cet héritage révolutionnaire, de s'inspirer de l’espoir insurrectionnel qu’il insuffle et d’appliquer cette dimension internationaliste au contexte actuel, au service de la Palestine et de toutes les autres luttes émancipatrices dans le monde.
En conclusion de son livre Les Damnés de la Terre, Frantz Fanon écrit :
« Allons, camarades, il vaut mieux décider dès maintenant de changer de bord. La grande nuit dans laquelle nous fûmes plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver fermes, avisés et résolus. [...] Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. [...] Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose. Nous pouvons tout faire aujourd’hui à condition de ne pas singer l’Europe, à condition de ne pas être obsédés par le désir de rattraper l’Europe. [...] Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf. » (Fanon, 2002)
À ces fins, il est primordial de poursuivre l’effort de décolonisation et de créer une rupture avec le système impérialiste-capitaliste afin de restaurer notre humanité bafouée. C'est de la résistance aux logiques coloniales et capitalistes d'appropriation et d'extraction que naîtront de nouveaux imaginaires et alternatives contre-hégémoniques. Ne capitulons pas. Soyons « une génération qui renaît plus forte de ses cendres ». Et, pour paraphraser un adage célèbre et familier à de nombreux musulman·es, œuvrons en faveur d'un changement radical comme s'il fallait une éternité pour le réaliser, mais préparons le terrain comme s'il allait se produire demain.
Comme l'ont chanté les révolutionnaires lors du festival panafricain d'Alger en 1969 : « À bas l'impérialisme, à bas le colonialisme », « Contre le colonialisme, nous devons nous battre jusqu'à la victoire ! Contre l’impérialisme, nous devons nous battre jusqu'à la victoire ! »
Ce à quoi l’on ajoutera : « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre ! ».
Les opinions exprimées dans cet article sont uniquement celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les points de vue ou les positions du TNI.
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