Entre fantasmes de durabilité et réalités génocidaires La Palestine contre un monde d’éco-apartheid

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Gaza subit une dévastation sans précédent, avec des bombardements incessants depuis octobre 2023 réduisant son paysage à plus de 40 millions de tonnes de décombres. Cette destruction a fait des milliers de victimes civiles, tandis que les hôpitaux, les services essentiels et l’environnement souffrent d’une contamination extrême. Cet essai examine la situation critique de Gaza dans le cadre d’un système d’apartheid écologique plus large, perpétuant la violence coloniale pour sauvegarder les intérêts et les profits occidentaux.

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Longread by

  • Vijay Kolinjivadi
  • Asmaa Ashraf
Illustration by Fourate Chahal El Rekaby

Illustration by Fourate Chahal El Rekaby

Gaza est actuellement en proie au pire massacre d'hommes, de femmes et d'enfants depuis des décennies, et l’ampleur de sa destruction a généré à ce jour plus de 40 millions de tonnes de décombres qu'il faudra plus de dix ans pour déblayer. Il y a eu plus de bombes larguées sur Gaza depuis le mois d’octobre 2023 (environ 100 000 tonnes) que sur Londres, Dresde et Hambourg réunies pendant la Seconde Guerre mondiale. Gaza est le théâtre de l'une des plus graves famines organisées du siècle. Depuis plus d'un an, il ne s'est pas passé un jour sans qu'un enfant ne soit mutilé par l'armée israélienne soutenue par les États-Unis. Gaza a vu ses hôpitaux, ses universités, ses marchés et ses services de base réduits en poussière, tandis que les cours d'eau, l’air et les sols sont pollués à des niveaux hautement toxiques par les résidus chimiques des bombardements. La force destructrice avec laquelle la bande de Gaza a été bombardée équivaut à plusieurs fois celle de la bombe nucléaire larguée par les États-Unis sur Hiroshima. Et pourtant, les dizaines de milliers d'enfants palestinien·nes qui meurent des suites de mutilations, d'incinérations et d'infections dues aux amputations ne comptent absolument pas aux yeux de l'Occident, ce qui contraste fortement avec la réaction de ce même Occident lorsqu'un·e Israélien·ne est pris·e en otage, ou qu'un Américain richissime se retrouve prisonnier dans un sous-marin lors d'un voyage pour aller explorer l’épave du Titanic. Il est clair que la vie des Palestinien·nes ne compte pas pour les puissances impériales et leurs intérêts.

Le fait que des populations entières puissent être considérées comme sous-humaines, ou dissemblables des corps européens ou euro-américains nous rappelle violemment que les horreurs de la traite transatlantique des esclaves et du génocide colonial des populations indigènes par les puissances impériales occidentales ne sont jamais loin. Cela reflète aussi avec effroi les priorités des dirigeant·es mondiaux, alors même que nous assistons à l'érosion des systèmes à la base de la vie sur Terre du fait de l'effondrement écologique. Ce n’est que pour défendre leur avenir à elles que les classes dirigeantes souhaitent préserver une société démocratique libérale de l'effondrement écologique, l’avenir d’une minorité de plus en plus réduite de multimillionnaires et de milliardaires. Entre-temps, ce dont nous sommes témoins à Gaza est annonciateur de ce qui nous attend dans une ère de dégradation écologique croissante provoquée par un ordre mondial capitaliste qui n'est plus adapté à son objectif - si tant est qu'il l'ait jamais été. Comme l'a déclaré le président colombien Gustavo Petro lors de la conférence sur le climat COP28 à Dubaï l'année dernière, « Gaza est le miroir de notre avenir immédiat ».

Le mot « génocide » n’est pas assez puissant pour décrire l'anéantissement délibéré et organisé de populations et des interactions écologiques qui assurent leur subsistance. Ce dont nous sommes témoins en Palestine, c'est de l’intention monstrueuse d'éliminer tout un peuple et son environnement, afin de consolider les intérêts impériaux dictés par les États-Unis face à la résistance anticoloniale, et de capitaliser sur les projets pétroliers et gaziers et sur la construction de « propriétés en bord de mer »1 sur le littoral de Gaza. Avec la mobilisation croissante de factions d'extrême droite et un glissement généralisé vers un capitalisme autoritaire dans le monde entier, on pourrait bien assister à l’avenir à d’autres exemples d'anéantissement de tissu social et écologique, dans un ultime effort pour continuer à extraire des profits et à éliminer les « populations excédentaires », mais cette fois avec moins de prétention libérale et progressiste invoquant la morale, les droits humains et les solutions « gagnant-gagnant ». Ces actes d'anéantissement seront plutôt présentés comme des interventions durant lesquelles des vainqueurs « civilisés » conquièrent les « méchants » barbares (selon les termes employés par Tim Walz, ancien candidat démocrate à la vice-présidence des États-Unis), déshumanisant ainsi des populations innocentes dont le sacrifice sera jugé nécessaire au maintien d'un ordre mondial moribond et résolument catastrophique. 

Dans cet article, nous montrerons pourquoi l'écocide et le génocide en cours à Gaza sont l’expression d’un éco-apartheid, phénomène racial violent qui fait avancer le front pionnier pour occuper des terres et piller des ressources afin d’acheminer les richesses vers une poignée de privilégié·es, aux dépens de la grande majorité. Dans un ordre impérialiste racial d'éco-apartheid, la destruction des « damné·es de la terre », des populations basanées, noires et indigènes, et l'éradication de leurs habitats, de leurs cultures et de leurs savoirs, sont considérées comme tout à fait banals, dans un système qui fonctionne conformément à son objectif. C'est pour cette raison que génocide et écocide doivent être considérés comme les deux faces d'une même pièce. Tous deux se définissent par une tentative d'anéantissement d'un peuple entier et de son milieu de vie. Le changement climatique est le résultat de siècles d'occupation coloniale et d'exploitation de peuples racialisés et de leurs terres, considéré·es comme des « ressources ». Ce qui distingue le génocide de l'écocide, c'est le rythme de l’extermination : rapide à certains endroits, plus lent à d'autres. 

Le processus de détournement des richesses vers une petite minorité de personnes implique la création de zones sacrificielles, d’un point de vue géopolitique et géophysique et de gravité variable. Ces zones sacrificielles peuvent se situer aussi bien dans les pays du Sud qu’au cœur de l’empire capitaliste. Par exemple, alors que les Américain·es de la classe ouvrière de certaines régions de Caroline du Nord n'ont pas reçu plus de 750 dollars de compensation après les destructions causées par l'ouragan Hélène, dont la puissance a été amplifiée par le changement climatique, le gouvernement américain a accordé plus de 22,7 milliards de dollars d'aide à Israël pour bombarder Gaza et le Liban (soit l’équivalent de plus de 2 300 dollars pour chaque citoyen·ne israélien·ne) depuis le 7 octobre 2023.

Alors que les conséquences de la relation entre écocide et génocide sont mortelles pour l'humanité, le propos avancé ici est que l'éco-apartheid est nécessaire au maintien du système capitaliste impérialiste dans les décennies à venir, et pour garantir aux colons un avenir fondé sur la suprématie de la race blanche. Dans cette vision de l’avenir, les subtilités d'un ordre libéral fondé sur les réglementations seront balayées ; les mythes du multilatéralisme, du multiculturalisme, du droit international et des droits humains ne présentant plus d’intérêt pour la classe dirigeante face à des contradictions économiques et écologiques écrasantes. Comme l’a écrit Nesrine Malik, l’offensive lancée contre Gaza avec une brutalité sans précédent et sans que les dirigeant·es politiques occidentaux ne lèvent le petit doigt, montre que notre monde est encore celui où règne la loi du plus fort. L'attitude des puissances occidentales, qui préfèrent regarder ailleurs tout en soutenant et encourageant activement le génocide de la population de Gaza, et le silence imposé aux voix qui tentent de s’y opposer préfigurent la normalisation à venir et une inversion du réel au niveau collectif d'une violence inimaginable, tandis que la catastrophe climatique continue de se dérouler.

Il s’agira ci-dessous de mettre en lumière certaines facettes du régime d'éco-apartheid, dans lequel un nombre croissant de personnes sont déshumanisées et délibérément mises à l’écart tandis qu’elles endurent la violence du changement climatique et la précarité sociale, notamment au moyen d'une occupation militaire brutale. Dans le même temps, une élite de plus en plus restreinte continuera à se décharger de toute responsabilité et à se réfugier derrière un mode de vie soi-disant « durable ». Dans le cadre de cette recherche, nous avons échangé avec des défenseur·euses anti-impérialistes du droit à la terre et des représentant·es de communautés, qui ont partagé avec nous leurs réflexions sur les moyens de rassembler les forces nécessaires pour organiser et résister, à un moment historique où la confiance envers les institutions existantes s’avère clairement vaine.

La Palestine dans l’écologie mondiale

Le projet sioniste n'est qu'une itération moderne de l'histoire coloniale brutale de l'Occident. Depuis la déclaration de Balfour signée par la Grande-Bretagne et la répression violente de la Grande Révolte arabe de 1936-1939, jusqu'à la fourniture d'armes lourdes par la France au milieu du 20ᵉ siècle et, aujourd’hui, l'aide militaire incessante des États-Unis, Israël a toujours été considéré comme le principal rempart de la domination impérialiste au Moyen-Orient. L'État hébreu est considéré comme un avant-poste de la mission civilisatrice de l'Europe envers les Arabes « arriéré·es » et leurs paysages arides, et comme l'antidote aux expressions d'autodétermination des pays arabes et à leurs mouvements progressistes. 

Comme l'empire britannique avant lui, qui a légitimé et appuyé le projet sioniste, l'empire américain n’a que faire de la démocratie, des droits humains ou de la lutte contre l'antisémitisme. Ces questions, tout comme le concept de « durabilité » et sa marchandisation, ne sont que des discours opportuns qui instrumentalisent les préoccupations sociales afin de redorer le blason des opérations militaires et économiques de l'empire américain. L'objectif de ces opérations est de soumettre les territoires et les populations et de les forcer à intégrer des schémas d'accumulation basés sur le travail, la terre et de nouvelles formes d'endettement. En conséquence, les personnes déjà aisées maintiennent et améliorent leurs modes de vie très gourmands en eau et en énergie grâce à une automatisation éco-moderniste présentée comme étant respectueuse de l’environnement. Pour l’essentiel, les modes de vie éco-modernistes ne concernent pas plus que les 10 % les plus riches qui s'enrichissent  sur leurs investissements. La quête de ressources confère également au colonisateur suprématiste blanc un statut privilégié, en particulier lorsque ce sont les Arabes, les musulman·es et les personnes basanées ou noires à faible revenu qui souffrent au gré des intérêts occidentaux, que ce soit en Haïti, au Liban, en République démocratique du Congo, à Cuba, au Soudan ou au sein même des États-Unis ou d'autres pays occidentaux. 

Israël constitue le premier avant-poste de l'empire américain, non pas du fait des conflits interreligieux ou de l'influence du « lobby pro-sioniste » en Amérique du Nord et en Europe occidentale, mais en raison de la position centrale du Moyen-Orient dans le système capitaliste mondial. Après la guerre de 1967 contre l'Égypte de Nasser, au cours de laquelle Israël s'est révélé être un partenaire fiable de l'impérialisme américain, les États-Unis sont devenus le principal sponsor du régime sioniste, en fournissant des armes et un soutien financier à l'État colonisateur. Les intérêts des États-Unis dans la région se concentrent sur le marché des combustibles fossiles et sur la garantie d'un approvisionnement stable en pétrole au service de l'ordre hégémonique américain mondial. Cela se traduit par un cercle vicieux de rétroaction positive dans lequel les pétrodollars génèrent toujours plus de pétrodollars, par le biais de campagnes militaires, d'exploitation des ressources, de guerres et d'écocide. Avec l’installation de sa population sur un territoire stratégique, ses frontières vulnérables, sa société militarisée et ses forces répressives, Israël peut donc être considéré comme le seul pays sur lequel les États-Unis peuvent s'appuyer pour contribuer à enraciner leur domination dans la région.

Le fait que le lobby sioniste brandisse l'antisémitisme comme une arme morale géopolitique joue un grand rôle dans la protection d'Israël et de son statut si particulier pour les intérêts américains. En parallèle, l'entité sioniste d'extrême-droite dépend entièrement des États-Unis pour sa survie, à la fois financièrement, militairement et politiquement. En effet, la survie d'Israël est essentielle à la survie de l'ordre capitaliste mondial, qui repose sur l'impérialisme américain et l'hégémonie de l'Europe occidentale. Une menace pour Israël constitue donc une menace pour la domination impériale américaine. Ce n'est qu'à travers cette dialectique que nous pouvons comprendre à la fois le soutien inconditionnel au génocide perpétré par Israël à Gaza, et la banalisation absolue de ce génocide dans les sociétés occidentales. Cela permet également d’expliquer l'ampleur de la tyrannie et de l'holocauste perpétrés par Israël en réponse aux actes de résistance des Palestinien·nes : un holocauste rationalisé et banalisé, ou présenté comme une série d'« opérations terrestres limitées ». 

La résistance palestinienne est une épine plantée dans le pied de l'impérialisme américain. Bien avant octobre 2023, la stratégie pour le Moyen-Orient du président américain sortant Joe Biden était très claire : normaliser les relations entre Israël et l'Arabie saoudite, ouvrir de nouveaux marchés d'investissement formels dans la région et stabiliser davantage les relations impériales. Alors qu'un accord de normalisation israélo-saoudien était sur le point d'être annoncé peu avant l'hiver 2023, la question de la souveraineté nationale palestinienne a été ravivée par la résistance populaire. Ainsi, nous devons garder en tête que l'anéantissement de Gaza par Israël, soutenu par les États-Unis, n'est pas qu’un simple moyen d'ouvrir de nouveaux marchés immobiliers ou de s'emparer de terres pour en tirer des capitaux. La Palestine, le Liban et le Yémen sont punis pour leur rôle dans la lutte contre l'accumulation inégale de capital et la fuite des capitaux du Moyen-Orient. La résistance palestinienne constitue actuellement l'expression la plus manifeste de la dissidence anticoloniale, et d'un mouvement de libération nationale qui refuse que son humanité soit anéantie et que ses populations soient éradiquées et sacrifiées au profit du noyau impérial. 

L'ampleur de l'anéantissement de Gaza par Israël, où les tissus sociaux, écologiques et politiques sont pulvérisés par des mégatonnes d'arsenal militaire qui ne laissent derrière elles que des membres éparpillés, deviendra un phénomène de plus en plus courant à mesure que les crises de l'accumulation mondiale de capital vont s'intensifier sous la pression d'un climat altéré, de graves tensions géopolitiques et des inégalités sociales et économiques. Les bulldozers qui dévastent l'environnement à Gaza sont les mêmes qui détruisent les forêts tropicales primaires pour l'expansion de l'agro-industrie, précipitant ainsi la sixième extinction de masse. Les technologies d'intelligence artificielle (IA) qui perfectionnent les armes utilisées pour massacrer les civil·es dans les hôpitaux et les écoles de Gaza nécessitent de nouvelles sources d'énergie comme le charbon, le pétrole et le gaz, les énergies renouvelables et même l'énergie nucléaire. L'appétit énergétique des géants de la technologie comme OpenAI, Microsoft, Alphabet et Meta, entre autres, annule non seulement les bénéfices environnementaux générés par l'utilisation des énergies renouvelables, mais renforce également des pratiques d'extraction écologiquement dévastatrices et dont les déchets toxiques sont déversés sur d’autres populations considérées comme indignes et sous-humaines. Nous assistons alors à un cercle vicieux de violence génocidaire et écocidaire.

Dans son discours prononcé lors de la COP28 à Dubaï, le président colombien Gustavo Petro a déclaré :

« Le déchaînement du génocide et de la barbarie sur le peuple palestinien sont ce qui attend l'exode des peuples du Sud déclenché par la crise climatique. »

Les dissident·es dans les pays du Nord seront réprimé·es et calomnié·es, tandis que celles et ceux qui s'organisent pour résister au Sud seront confronté·es à la violence et à la barbarie. L'histoire de la civilisation occidentale moderne est une histoire de colonisation sauvage, de dépossession, d'asservissement et de génocide, mais ce constat a été occulté sous couvert de haute moralité. Cette brutalité a caractérisé la colonisation euro-américaine du « Nouveau Monde », lorsque les colons européen·nes ont tué plus de 55 millions d’indigènes en Amérique du Nord, centrale et du Sud en l’espace de 100 ans, jusqu'à la « période civilisatrice » des 19ᵉ et 20ᵉ siècles au cours de laquelle l'Occident s’est adonné à travers le monde aux pratiques de mutilation et d'extermination les plus brutales et cruelles qui soient, sous la bannière de la modernité et du développement, y compris à l'intérieur de ses propres frontières. La violence a également caractérisé le 20ᵉ siècle et le début du 21ᵉ, une époque marquée par les guerres menées par l'impérialisme américain ayant généré de grandes violences envers les populations au Vietnam, en Angola, en Irak et en Afghanistan, ainsi que par le soutien des États-Unis à des dirigeants fantoches tyranniques dans des pays comme le Chili, l'Argentine et l'Indonésie, pour n'en citer que quelques-uns. Ces massacres perpétrés au cours des derniers siècles sont plus que des notes de bas de page ou des études de cas : des mondes entiers ont été éradiqués au nom de la survie de l'ordre colonial. En bref, cette histoire est fondamentale pour comprendre la crise environnementale que nous connaissons aujourd'hui. Elle nous montre que, si toutes les civilisations ont connu des guerres et des conflits au cours de l'histoire, seul l'empire suprématiste blanc euro-américain, avec ses technologies racialisantes, est allé aussi loin dans le perfectionnement d’une infrastructure sociale et écologique fondée sur le génocide et l'écocide. Si les massacres à Gaza et au Liban ont ébranlé la conscience endormie des masses, ils ne sont qu'un reflet prévisible et très cohérent de la moralité occidentale telle qu'elle s'est manifestée au cours des 500 dernières années.

Illustration by Fourate Chahal El Rekaby

Illustration by Fourate Chahal El Rekaby

Pour les classes dirigeantes, le changement climatique signifie plus de corps à sacrifier

Qu'y a-t-il donc de nouveau dans la conjoncture actuelle ? Qu'est-ce qui caractérise cette nouvelle ère de l'impérialisme américain dans laquelle nous sommes entré·es ? La réponse est l'abandon des prétentions les plus modestes à un ordre international fondé sur la réglementation, à savoir un système dans lequel les règles s'appliquent à tous·tes, sauf aux puissances coloniales qui ont infligé 500 ans de violence à la planète et à ses habitant·es, et dont le mode opératoire qui consiste à écraser l'humanité pour en extraire de la main-d'œuvre et des ressources repose sur l'idée de suprématie de la race blanche. L'historien Enzo Traverso affirme que cet état d'exception est un aveu implicite d'immoralité des puissances colonisatrices. Cela implique la transgression sélective des lois, dans laquelle toutes les libertés civiles, ainsi que les règles fondamentales de la loi et de l'ordre, peuvent être démantelées au nom de la sauvegarde de l'empire, afin d’enrayer son propre déclin.

Les conséquences de cet exercice d'immoralité sélectif sont proprement terrifiantes, à une époque où les systèmes indispensables à la vie sur Terre risquent de se désagréger en raison de l'effondrement écologique. Et c'est là que se trouve la clé pour comprendre l'éco-apartheid, alors que nous assistons aux horreurs qui se déroulent à Gaza. L'ère des prétentions occidentales à la dignité humaine, à la durabilité et aux droits civils - si tant est qu'elles aient jamais été légitimes - est révolue depuis longtemps ; au lieu de cela, nous constatons que ces droits n'appartiennent qu'à quelques-un·es et que « l'autre » doit être sacrifié·e pour assurer la survie de cet ordre moribond.

La comparaison établie par Gustavo Petro et d’autres entre le génocide en cours à Gaza et un système mondial d'« éco-apartheid » en pleine expansion est loin d’être simpliste. L'été 2024 a connu des records de chaleur sans précédent, avec des températures dépassant la barre des 50°C dans de nombreuses régions du Sud, notamment en Égypte et au Mexique. Les inondations et les incendies ont ravagé de vastes régions du monde, y compris au cœur de l'empire américain dans le Sud des États-Unis, touchant de manière disproportionnée les personnes racialisées, ainsi que la classe ouvrière blanche, dont le travail de toute une vie a été exploité sans guère de compensations ni protection. Un monde comptant un grand nombre de migrant·es et de réfugié·es, en grande partie déplacé·es à cause du changement climatique, n'est pas une hypothèse lointaine, mais sera notre « avenir immédiat » - selon les termes de Gustavo Petro - si la production de combustibles fossiles se poursuit sans relâche, conformément aux souhaits du ministre saoudien de l'énergie, qui a promis que « chaque molécule d'hydrocarbure sera extraite ». L'exode massif de populations dû aux chaleurs extrêmes, aux sécheresses et aux famines a conduit certain·es scientifiques à lancer un signal d'alarme face au risque de rupture sociale et écologique (Xu et al., 2020). Ces personnes déplacées par le climat sont déjà confrontées aux lois anti-immigration d'une droite endurcie dans le monde entier, de la Turquie à l'Inde, et des Philippines aux États-Unis, au Royaume-Uni et à l'Union européenne. Ces lois sont matériellement mises en œuvre au moyen de frontières militarisées conçues pour tuer, laisser se noyer, laisser mourir de faim, puis faire des migrant·es et des réfugié·es les boucs émissaires de tous les maux du capitalisme.

La violence de ce futur immédiat est déjà à l'œuvre, de plus en plus légitimée par des discours présentant le changement climatique comme une question de sécurité nationale. Tandis que les nations occidentales ne cessent de fortifier leurs frontières contre les migrant·es et les réfugié·es climatiques, elles continuent en même temps à dépasser leur part équitable du budget carbone. Si le budget carbone mondial devait être divisé de manière égale entre les habitant·es de la planète, les États-Unis, compte tenu de leurs émissions par habitant·e depuis toujours très élevées, auraient dépassé leur part équitable d'un facteur de 4 à 10 (Fanning et Hickel, 2023). Pendant ce temps, les pays pauvres du Sud n'atteindront probablement jamais 100 % de leur budget carbone national. Pourtant, c'est sur ces corps que se feront sentir les pires effets du changement climatique, et des politiques environnementales imposées par les pénuries.

Aucune population, riche ou pauvre, ne choisit le statut de réfugié·e plutôt que la souveraineté et l'autonomie sur ses terres, sa culture et sa façon de voir le monde. La pression exercée sur les populations pour qu'elles quittent leur foyer à cause d'une guerre, d'une dépossession forcée lors de l'accaparement de terres agricoles ou de projets miniers, ou d'autres crises induites par le climat, est une condition imposée à celles et ceux que les puissances coloniales considèrent comme des « populations excédentaires » dans le monde. Ils et elles sont piégé·es dans des zones sacrificielles et surexploité·es en tant que main-d'œuvre militaire de réserve - pour les plus chanceux·ses. Mais lorsque les nations colonisées forment un front de résistance anticoloniale, lorsqu'elles tentent de dissocier leurs économies du système impérialiste mondial, lorsqu'elles expriment leur droit à résister à l'exploitation de leur main-d'œuvre et de leurs ressources naturelles, l'Occident « est prêt à répondre par la mort », comme l'a déclaré Gustavo Petro. Nous le voyons en Palestine, en Abya Yala,2 au Liban, en Iran et sur tout le continent africain, où les luttes de libération nationale sont diabolisées et entravées. Dans le cas de la Palestine, la résistance s'est heurtée à plus d'un an de bombardements.

Un clou dans le cercueil de la moralité occidentale

En janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) a rendu un arrêt provisoire ordonnant à Israël de prendre des mesures pour « empêcher les actes de génocide » à la suite de la plainte déposée par l’Afrique du Sud devant la CIJ. Près d'un an plus tard, cet arrêt est devenu le symbole de la subordination de toutes les institutions de gouvernance multilatérale aux intérêts et à la volonté des États-Unis. Cela illustre leur échec lamentable en tant qu'instruments de la démocratie internationale. La position et les efforts déployés par les Nations unies face au génocide ont été, au mieux, terriblement insuffisants. Cinquante-huit jours après le début du massacre aveugle des Palestinien·nes de Gaza, Antonio Guterres, secrétaire général de l'ONU, a invoqué l'article 99 - un outil qui n'avait pas été utilisé depuis 1989 - pour convoquer une réunion du Conseil de sécurité « afin d'éviter une catastrophe humanitaire à Gaza ». Guterres a notamment continué à dépeindre la situation comme une catastrophe humanitaire, et non comme un génocide délibérément perpétré contre une population autochtone par une force d'occupation soutenue par l'Occident. Depuis octobre 2023, les États-Unis ont opposé leur veto à quatre résolutions de cessez-le-feu présentées au Conseil de sécurité des Nations unies. Les deux premières ne demandaient pas un cessez-le-feu total mais seulement une trêve dans les combats pour permettre l’acheminement de l'aide humanitaire. La capacité d'un seul État, en raison de son hégémonie militaire et économique, à opposer son veto à des résolutions de cessez-le-feu visant à condamner - au moins symboliquement - un génocide en cours démontre clairement l'impuissance totale des Nations unies et, par extension, l'échec absolu du multilatéralisme dans un système mondial régi par l'impérialisme des États-Unis. 

Le mépris et la négation de la résolution n° 3103 de 1973 de l'Assemblée générale des Nations unies, relative au droit des peuples à résister à l'occupation et à l'oppression, sont encore plus frappants. Après 76 ans d'occupation, de nettoyage ethnique et de conditions de vie déshumanisantes et durables sous un apartheid brutal, on attend des Palestinien·nes qu'ils et elles soient dociles et soumis·es face à leurs oppresseurs. De la même manière qu’on attend de celles et ceux qui vivent dans des ghettos misérables et subissent des pogroms religieux ou raciaux, ou de celles et ceux qui sont embarqué·es de force sur des navires négriers ou parqué·es dans des réserves, des plantations ou des camps de concentration qu'ils et elles n'aspirent jamais à briser les chaînes de leur oppression, le peuple palestinien devrait se soumettre à la « mission civilisatrice » et accepter son sort d’« animaux humains » et barbares. En mai 2024, le procureur de la Cour pénale internationale a déposé des demandes de mandats d'arrêt à l'encontre des dirigeants du Hamas et des criminels de guerre israéliens Benjamin Netanyahu et Yoav Gallant. Le fait de placer la violence coloniale israélienne et la résistance palestinienne sur le même plan, après des décennies de nettoyage ethnique, d'apartheid, de bombardements répétés, d'accaparement de terres, de restrictions d'accès à l'eau et de meurtres en toute impunité donne la fausse impression que la loi est neutre. Cette équivalence masque complètement l'ampleur de la destruction et de la terreur incessantes que l'État sioniste fait subir aux Palestinien·nes depuis - et même avant - 1948. Et pourtant, même cette tentative de fausse neutralité, malgré tous ses biais hautement critiquables, n'a pas permis l'arrestation des criminels de guerre israéliens, et à l'heure où nous écrivons ces lignes, la CPI n'a pas délivré de mandat d'arrêt à leur encontre.

Le massacre de dizaines de milliers de personnes en l'espace d'une année, qui constitue le génocide le plus documenté et médiatisé de l'histoire de l'humanité, est simplement considéré comme le prix à payer pour maintenir en place un régime terroriste d’apartheid, de dévastation écologique et de génocide parrainé par les États-Unis et l'Europe occidentale, à savoir l'État d'Israël. La normalisation du génocide et la criminalisation des manifestant·es appelant au désinvestissement de la machine de guerre génocidaire dans les universités et les institutions du monde entier rendent nul et non avenu tout effet rédempteur de l'action des sociétés occidentales sur d'autres causes morales et sociales - qu'il s'agisse des droits humains, de la justice, du féminisme, de la durabilité ou de l'égalité. En d'autres termes, il est impossible de prétendre œuvrer en faveur de la diversité, de l'équité ou de l'inclusion lorsque l'on développe une technologie d'intelligence artificielle qui permet aux tireurs d'élite de cibler avec précision des enfants, et que l'on expédie des armes pour assassiner une centaine de Palestinien·nes par jour. Le faux amalgame entre la critique de la politique menée par un État et la critique d'un peuple ou d'une religion, amplifié par l'instrumentalisation des souffrances et du traumatisme du peuple juif à la suite de l'Holocauste en Europe occidentale pour légitimer le génocide en Palestine, constitue une tactique de manipulation grotesque qui justifie le prétexte absolument dément selon lequel assassiner des dizaines de milliers de Palestinien·nes peut être assimilé à de l'autodéfense. Pendant ce temps, les suprémacistes blancs et les fascistes d'extrême-droite d'Europe et d'Amérique du Nord commettant des actes de violence antisémite s'en donnent à cœur joie, ayant trouvé dans le projet sioniste un allié idéal pour les protéger des accusations tout en rejetant la faute sur les Palestinien·nes et leurs défenseur·euses.

L'acceptation - et l'encouragement et le soutien - du génocide actuel à Gaza montre de manière criante comment les souffrances indicibles causées par le bombardement d'écoles et d'hôpitaux et des meurtres d'enfants en masse, pour ne citer que quelques-unes de ces atrocités, sont considérées comme des insignes d'honneur pour les gendarmes du monde américains. Tout cela entraîne de graves conséquences. Si la déchéance à laquelle nous assistons à Gaza est acceptée - et même glorifiée, y compris par celles et ceux qui se disent « progressistes » - il est très peu probable qu’une violence étalée dans le temps et plus discrète mais subie par la majorité de la population mondiale, en raison de l'effondrement écologique et du changement climatique, suscite la moindre sympathie de la part des classes dirigeantes. Les compagnies pétrolières et gazières, les grandes entreprises technologiques, les fabricants d'armes et les spéculateurs immobiliers s'apprêtent à réaliser des profits exceptionnels grâce aux nouvelles opportunités de marché dans la bande de Gaza et aux alentours. Ce sont précisément ces intérêts qui constituent la colonne vertébrale d'une économie mondiale qui saccage la planète pour vendre son butin au plus offrant. Dans ce contexte, le refus des pays occidentaux d'accepter la décision de la CIJ sur le risque de génocide à Gaza démontre que rien ne peut s’opposer au profit et à la domination, et certainement pas les droits humains, l'effondrement écologique et la catastrophe climatique. 

La guerre à Gaza a donc fait éclater l’inéluctable vérité selon laquelle le droit international et la morale occidentale ne pourront jamais être invoqués pour résoudre nos crises, qu’elles soient d’ordre politique, socio-économique ou écologique. La Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), sa Conférence des parties (COP) et les accords proposés par les principales économies mondiales ont longtemps été considérés comme les seuls moyens légitimes de lutter contre le changement climatique au niveau mondial. Mais l'ère des prétentions occidentales à la démocratie, au multilatéralisme et à la collaboration internationale est révolue ; elles ont été vaincues par leur incapacité totale à mettre fin au massacre du peuple palestinien et à reconnaître l’existence du lien étroit entre génocide et écocide. Le monde est témoin de l'effondrement du mythe d'un ordre international fondé sur les réglementations, ordre éradiqué par la destruction de Gaza par Israël face à la détermination du peuple palestinien à défendre son humanité.

Illustration by Fourate Chahal El Rekaby

Illustration by Fourate Chahal El Rekaby

L’avenir colonial de l’éco-apartheid

Alors que l’anéantissement banalisé de la population de la bande de Gaza se poursuit en toile de fond, les plans de productivité et les projets de vacances des habitant·es d’Amérique du Nord, d’Europe de l’Ouest et des pays du Golfe, ainsi que de tous·tes celles et ceux qui profitent de l’ordre impérial euro-américain, offrent un avant-goût de ce qui nous attend dans un monde en proie à un effondrement écologique généralisé. Nous avons déjà été témoins d’une telle apathie lors des confinements de la pandémie de Covid-19, lorsque des millions de personnes pauvres et racialisées ont été délibérément mises en danger, tant dans les pays occidentaux qu’au Sud, pour fournir les services essentiels aux classes moyennes et élites blanches et proches des Blanc·hes, afin de maintenir leur mode de vie confortable et de pouvoir s’offrir des vacances de rêve après la pandémie. La planète subit les conséquences de l’organisation mondialisée et toujours plus rapide de l'extraction des ressources et de l'exploitation de la main-d'œuvre, au moyen de clics informatiques frénétiques, de l'IA et de serveurs web qui régissent les chaînes d'approvisionnement mondiales. Le Global Circularity Report pour 2024 souligne qu'entre 2016 et 2021 seulement, l'économie mondiale a consommé 582 milliards de tonnes de matériaux, soit environ 75 % de tous les matériaux consommés pendant tout le 20ᵉ siècle (740 milliards de tonnes). Plutôt que de mettre un frein à cette accélération gargantuesque de l'utilisation de matières premières et d'énergie et d'enrayer l’effondrement écologique pour les bienfaits de l'humanité, les classes dirigeantes appréhendent les conséquences de cette croissance insoutenable comme une multiplication de « menaces à la sécurité » qu’il s’agit de gérer, notamment les flux de migrant·es non qualifié·es et de demandeur·euses d'asile, et les intrusions géopolitiques des ennemi·es de l'ordre impérial occidental. Les élites sont prêtes à tout pour récolter les bénéfices de cette explosion de la consommation matérielle.

Ces dernières années, les climatologues font de plus en plus référence à l’émergence d’une polycrise, définie comme une conjoncture de contradictions économiques et socio-écologiques qui convergent et sont complexes à démêler. Les classes dirigeantes présentent cette polycrise comme un risque sécuritaire, où les diverses menaces qui perturbent le statu quo et les prévisions de croissance financière qui en dépendent s'amplifient mutuellement. Ensemble, les menaces qui sont souvent considérées comme « externes » à l'activité économique, ou comme des conséquences négatives involontaires de la croissance - telles que la surexploitation des sols et des aquifères souterrains, l'extrême inégalité des revenus, les contagions zoonosiques menant à des pandémies, l'élévation du niveau de la mer et l'aggravation des sécheresses, des inondations et des incendies - risquent de venir perturber le fonctionnement à flux tendus du business as usual. Mais ces conséquences ne sont jamais perçues comme des signaux d'alarme sur le système en tant que tel. Au contraire, elles ne sont considérées que comme des menaces à gérer par un ordre politique et économique qui n'a aucune intention de modifier sa trajectoire, ni de répondre de manière adéquate à ses propres contradictions, tel que l'emballement du changement climatique couplé à l'illusion que la croissance peut être dissociée de son impact environnemental à l'échelle mondiale, de l'augmentation constante du coût de la vie et de la montée de l'extrême-droite.

Pourtant, l'effondrement écologique à l’échelle mondiale, de la sixième extinction de masse à la fonte du pergélisol arctique, en passant par l'épuisement de la matière organique des sols, essentielle à la production alimentaire, les changements dramatiques de température et d'acidité des océans et, bien sûr, le fait que le changement climatique soit en train de se produire en un demi-siècle seulement alors qu’un tel phénomène se déroulait auparavant sur un million d’années, reflète l'aboutissement de cinq siècles de détournement des ressources et d'exploitation de la main-d'œuvre au profit d'une élite. Ces retombées écologiques constituent ce que l'universitaire Farhana Sultana appelle la « colonialité climatique » (Sultana, 2022). Si l’on peut se représenter 500 ans de conquête coloniale ayant drainé la vitalité de la terre et des corps humains exploités pour le travail en tant que ressources extractibles transférées à quelques privilégié·es, ne laissant derrière elle que des terres stériles, des os et des membres éparpillés sur des territoires sacrifiés, on peut alors considérer le changement climatique comme une pluie de conséquences (ou peut-être un vomissement) ultra-concentrée dans le temps géologique, qui brûle, inonde et asphyxie ces mêmes terres et ces mêmes personnes dont la vitalité a été aspirée par ce processus. 

Alors qu'il pourrait sembler qu’une élite dite « progressiste » au sein de la classe dirigeante est en désaccord avec une extrême-droite en pleine montée sur la manière de gérer cette pluie vomitive de polycrises, toutes deux ont en réalité beaucoup plus de points communs, en termes d'attitudes et d'approches, qu'il n'y paraît. La classe dirigeante défend les intérêts du capital et du colonialisme de peuplement, peu importe qu’il en résulte un fascisme autoritaire ou un fascisme bienveillant et flou. Cela, la classe dirigeante s'en moque. Dans la perspective du maintien de l'ordre impérialiste américain, les libéraux du centre et de l'extrême-droite ont systématiquement démantelé la prise de décision et la planification démocratiques par le biais de la financiarisation, alimenté un militarisme va-t-en guerre à l’échelle mondiale, et habilité des milliardaires sociopathes à diriger la société. Elles ne diffèrent que par l'image de marque ou l'emballage politique vendu aux populations à travers le spectacle de la politique électorale. La défaite de la candidate démocrate Kamala Harris aux élections américaines est le résultat d'un ordre libéral vaniteux et décrépit qui se félicite de disposer d'une force militaire « létale », d'incarcérer des enfants noir·es et immigré·es, et de demander aux gens de se contenter de séances de méditation en pleine conscience alors qu'ils sont privé·es de nourriture et de logements abordables dans un monde en plein effondrement écologique, tout cela en prétendant qu’assassiner des enfants palestiniens est moralement intègre. L'hypocrisie est finalement devenue trop difficile à digérer.

Les centristes et l'extrême-droite promettent tous·tes aux populations qu’il sera possible d’éviter les pires impacts qu'ils ont eux-mêmes créés, en tant qu'acteur·trices et descendant·es du projet civilisationnel qui a engendré des montagnes d’indescriptible violence. Mais surtout, ces promesses ne seront en réalité tenues que pour l'élite, quel que soit le parti politique en question. Pour s'assurer que la population adhère à l'idée que les avantages profiteront à tous·tes les citoyen·nes, on la somme d’accepter certains sacrifices, notamment la suppression des libertés civiles, le refoulement de migrant·es à l’extérieur des frontières, la multiplication des forages pétroliers, le contrôle du corps des femmes, des denrées alimentaires à des prix abusifs, l’augmentation des coûts de l'immobilier et de la dette pour financer les contrats à terme et autres formes de spéculation, qui génèrent autant de cycles d'endettement. En revanche, les ultra-riches ne sont tenus de consentir à aucun de ces sacrifices.   

Pour les classes dirigeantes, les énergies renouvelables sont une opportunité de continuer à faire des affaires. Les élites ne cessent de convaincre la population que les nouvelles solutions énergétiques sont à saluer car elles fournissent une sorte de complément de niche à l'extraction toujours en expansion de pétrole et de gaz, et parce qu'elles créent de nouveaux biens et services commercialisables - c'est-à-dire de fausses solutions climatiques - comme les obligations de résilience climatique, la compensation carbone et les technologies de géoingénierie. Le machine learning, très gourmand en eau et en énergie, a carte blanche au nom de l'efficacité économique, malgré les risques existentiels qu'il fait peser sur les derniers souffles de démocratie, de respect des droits humains et des systèmes indispensables à la vie sur Terre. De même, la population est censée accepter que des milliards de dollars d'investissement pour la militarisation sont nécessaires pour « lutter contre le terrorisme », et qu’il est aussi nécessaire d’augmenter les fonds alloués aux services de sécurité privée et à la police pour « éliminer les criminel·les » - une catégorie qui peut s’étendre à tous·tes celles et ceux qui s'opposent au meurtre des populations excédentaires ou qui tentent de faire obstacle à la construction de stations d'écotourisme, d’aéroports internationaux et de propriétés en bord de mer.

L'intersection entre un discours « écologique » et « de durabilité » et l'expansion de l'impérialisme colonial et des ressources à l’échelle mondiale constitue l’une des réponses les plus perverses aux polycrises qui menacent la planète. En maquillant le génocide de populations par le biais, par exemple, de l’installation de nouveaux panneaux solaires, de la création de stations d'écotourisme qui permettent aux visiteur·euses d’être proches de la faune, d'éoliennes et de bâtiments « climato-intelligents » (qui sont avant tout des expériences de surveillance), celles et ceux qui ont le sang de l'empire sur les mains peuvent se présenter comme des amoureux·ses et des protecteur·trices de la nature. En réalité, ils et elles aspirent véritablement à cette « écologie » aseptisés, qui n’est tout simplement pas destinée aux gens ordinaires. En effet, les gens ordinaires doivent être déplacés de force, livrés à eux-mêmes pour faire face à des ouragans de plus en plus violents, à des sécheresses insoutenables et à des mauvaises récoltes, brûlés dans des incendies de forêt (à l’instar des enfants de Gaza brûlés vifs par Israël), ou obligés de travailler en extérieur par des températures extrêmes - entre autres formes de torture. En bref, les populations sont jetables, brûlables, noyables et bombardables - par le changement climatique ou par des munitions au phosphore blanc - selon un processus d'effacement des populations pour laisser la place à des biens immobiliers « écologiques » et « climato-intelligents », ou à d'autres outils d’accaparements de terres à des fins spéculatives. 

L’« écologie » aseptisée qui élimine les personnes et la nature jugées indésirables n'a rien de nouveau. Les quartiers Blancs hautement fortifiés des villes des États-Unis ont été construits avec la sueur des ouvriers afro-américains, latinos et indigènes, tout en refusant systématiquement à ces travailleurs un salaire décent, un droit de regard sur les affaires publiques et le contrôle de la terre. Comme l'écrivent Ashanté Reese et Symone Johnson, spécialistes de l'abolitionnisme noir, les ressources qui auraient pu financer des services publics, des écoles décentes, de la nourriture, des moyens de transport et des logements à ces personnes ont été réorientées vers l’augmentation des budgets de la police et des prisons, conçues par les institutions pour surveiller et opprimer les corps noirs (Reese et Johnson, 2022). Ailleurs, comme le décrit The Red Nation, une coalition d'activistes, d'éducateur·trices, d'étudiant·es et de responsables de communautés autochtones et non autochtones, des pays entiers comme le soi-disant Canada ont été créés en envahissant et en occupant les terres des nations autochtones, forcées par la suite d'abandonner leurs langues et leurs savoirs entre les murs de pensionnats aux méthodes brutales, jusqu'à ce que l'« Indien·ne » racialisé·e en elles et eux ait disparu et soit devenu acceptable pour le colonisateur euro-américain, avec les effets désastreux que l’on connaît (The Red Nation, 2021). L'apartheid aux États-Unis, en Afrique du Sud, en Israël et ailleurs a créé et pérennisé un ordre institutionnel légalisé de ségrégation qui privilégie certaines personnes plutôt que d'autres, sur la base d'une prétendue pureté raciale ou d’autres appartenances ethniques et religieuses. Les autres sont délibérément soumis·es à l'oppression, aux violations et à l'exploitation physique et psychologique. 

L'éco-apartheid s'appuie sur des concepts tels que la « durabilité » et « des équipements respectueux de l’environnement » pour consolider l'avenir d'une minorité, tout en institutionnalisant un système juridique, politique et économique construit autour de l'idée de « sécurité nationale ». Cela se produit face à l'effondrement des systèmes à la base de la vie sur Terre, dans le but de supprimer délibérément les populations et la nature jugées indésirables, ou de les mettre directement en danger. Comme l'écrit l'écologiste politique Kai Heron, l'éco-apartheid légitime la disparition de certain·es « pour que le capitalisme puisse vivre » (Heron, 2024). Ce système feint l'innocence en prenant des mesures floues et présentées comme étant des « décisions difficiles », qui nécessitent d’être adoptées pour protéger la société des menaces qu'elle a elle-même créées.

L'éco-apartheid reproduit l'enfermement des personnes indésirables dans des ghettos, des townships, des plantations ou des réserves qui reflètent l'héritage du colonialisme, du capitalisme racial et du génocide des peuples indigènes. Toutefois, l'éco-apartheid a ceci de particulier qu'il s'appuie sur un imaginaire lié à la « nature » - comme la conservation, la plantation d'arbres, l'énergie solaire et éolienne et l'électrification - érigée en symbole de statut social pour concentrer la nourriture, l'eau, les transports et d’autres ressources entre les mains d’un petit nombre, tout en dépendant des catastrophes climatiques et écologiques et de la guerre pour gérer les excédents de population. Face aux bouleversements climatiques croissants, cette forme d'apartheid qui sépare les classes dirigeantes vivant dans des enclaves réservées à l’élite de la grande majorité de la population, est présentée comme une question de sécurité nationale : on dit que c'est dans « l'intérêt de tous·tes ». En tant que théâtre d’une lutte anticoloniale qui a fait éclater et exposé la violence persistante du capitalisme racial, Gaza montre à quel point les soi-disant progressistes occidentaux qui embrassent des concepts tels que l'équité, les droits humains, la durabilité et la diversité, normalisent les massacres de masse lorsque les systèmes qui maintiennent leurs privilèges sont menacés. Il n'y a pas de limite aux formes de violence possibles lorsque les discours linguistiques et culturels visant à préserver l'innocence ne parviennent pas à protéger des intérêts géopolitiques stratégiques. 

Greenwashing, inversion du réel et répression

Alors que de nouvelles formes de fragmentation sociale séparent les personnes « valables » des populations « indésirables », les membres de la classe moyenne devront obtenir un accès suffisant au capital (financier et social) pour éviter de tomber dans la catégorie des indésirables, comme par exemple les travailleur·euses blanc·hes de la classe ouvrière, et en particulier les travailleur·euses migrant·es noir·es et basané·es, dont la principale « valeur » pour le capital est le caractère bon marché de leur travail. Dans un monde où les inégalités et les répercussions écologiques sont croissantes, le maintien du statu quo nécessitera des illusions de « durabilité » toujours plus fantaisistes, afin de continuer à justifier le lien entre génocide et écocide. Ces illusions continueront à maintenir la « tranquillité d'esprit » de celles et ceux qui vivent dans des résidences « climato-résilientes » dans des quartiers luxueux, entourées de verdure luxuriante, de commerces et dotées d’un service de sécurité privé 24h/24. Le fossé entre ces fictions dystopiques de modes de vie « durables » et l’expérience misérable vécue par la grande majorité de l'humanité nécessitera la création de mythes toujours plus absurdes autour de la planète sur laquelle nous vivons tous·tes. 

L'Azerbaïdjan, qui accueille actuellement la Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP29), autorise par exemple les délégations et le secteur privé à visiter son territoire « libéré » dans la région du Nagorno-Karabakh, récent théâtre d’un nettoyage ethnique pour laisser la place à de nouveaux projets spéculatifs dans le domaine des énergies renouvelables. Cela illustre l’évolution de la relation entre génocide et écocide, où le discours « écologique » et environnemental est coopté à partir des corps de personnes indésirables et de leurs environnements naturels considérés comme inadaptés à l'investissement en capital dans l'exploration pétrolière et gazière éco-blanchie. Si les objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies peuvent être atteints par le biais d’un nettoyage ethnique compensé par des investissements attrayants dans des fermes de panneaux solaires et des stations d'écotourisme, alors il y a quelque chose de pourri au cœur de ce que la durabilité a fini par signifier.

La vision de Benyamin Netanyahou pour Gaza, présentée dans une stratégie en trois étapes à mettre en œuvre d'ici 2035, constitue un autre exemple de ces mythes absurdes de durabilité. Ce plan vise à « écologiser » la mort et la destruction, avec ce qu'Ognian Kassabov appelle une « dystopie urbaine bâtie sur des charniers » : une zone de libre-échange futuriste dont les politiques sont axées sur la durabilité et la civilisation moderne. Alors que plus d'un milliard de personnes sont confrontées à des catastrophes climatiques, à la famine, à des tempêtes de plus en plus violentes et à des vagues de chaleur mortelles, rendant invivables de vastes portions de territoires, de tels projets témoignent d’un mépris flagrant du reste de l'humanité et de contradictions tout aussi flagrantes, et continueront à réduire la terre en poussière en toute impunité. Toutes les aspirations et possibilités de mobilité sociale ayant disparu, ces dystopies construites sur des charniers continueront d'être violemment défendues, notamment au moyen d'enceintes militarisées pour cloisonner les indésirables et préserver les intérêts des ultra-riches. Les classes dirigeantes ne croient pas que leur mascarade de maintien et d'accroissement du pouvoir dans un contexte d'effondrement écologique va s'arrêter de sitôt. Leur objectif est de maximiser les profits, même si la planète brûle. Mais dans un contexte de baisse des taux de natalité, d'augmentation des migrations et d'effets climatiques graves qui créent des goulets d'étranglement dans les chaînes d'approvisionnement, les élites demeurent anxieuses face à certains dangers telles que les pénuries croissantes de main-d'œuvre, la baisse de la productivité au travail et le rétrécissement des possibilités d'investissement de leur capital liquide. On compense en se précipitant pour s'emparer de vastes zones de terres agricoles potentielles, de gisements de minéraux, de combustibles fossiles et d'autres ressources dites critiques. Alors que les sols sont érodés, que les terres agricoles les plus fertiles sont détruites par les incendies et les inondations, et que les populations sont déplacées par la guerre et les catastrophes climatiques, de nouveaux cycles d'impérialisme sur les ressources se profilent à l'horizon. Les classes dirigeantes ont besoin d'« excuses » pour justifier leur mainmise sur les ressources. Ces excuses se trouvent souvent dans les discours géopolitiques liés à la sécurité - sécurité contre celles et ceux qui résistent à la capture des ressources - et dans la normalisation stratégique, qui définit la « paix » comme l'obéissance au capital. Les États arabes du Golfe en fournissent un exemple de par leurs relations avec Israël. Ainsi, dans un avenir d’éco-apartheid, les notions de « sécurité nationale » et d'« urgence climatique » seront brandies pour justifier une course à l’abîme, une course folle à l'accumulation de pouvoir géopolitique par l'extraction de minerais « verts » pour développer des technologies à faible teneur en carbone.

Ce qu’il reste d’espace démocratique dans la société fera les frais de ces mécanismes fondés sur la rhétorique de la menace pour la sécurité nationale. Alors que les personnes jugées indésirables (les demandeur·euses d'asile, les populations indigènes, les communautés pastorales, les petit·es exploitant·es agricoles, les populations qui vivent dans les forêts et les milliards de personnes qui composent la classe ouvrière) sont ghettoïsé·es, expulsé·es ou simplement assassiné·es, celles et ceux qui restent pour dénoncer ce spectacle violent seront également traité·es comme une menace pour la sécurité. Et tandis qu'ils et elles continueront à protester, les espaces de dissidence seront aseptisés par des « dialogues inclusifs » qui ne tiennent pas compte des dynamiques de pouvoir entre les oppresseur·euses et les opprimé·es. Les criminel·les continueront d'être considéré·es comme des victimes ou, au mieux, comme des « parties prenantes ».  

La seconde Nakba à laquelle nous assistons à Gaza montre à quel point la réalité peut être manipulée : les journalistes et les défenseur·euses des droits humains qui documentent minutieusement ces déchaînements de violence sont soit ignoré·es par les classes dirigeantes, soit accusé·es de faire partie du problème, voire même assassiné·es. La stratégie consiste à « tirer sur le messager ». Les centaines de milliers de citoyen·nes ordinaires qui dénoncent le mépris flagrant d'Israël pour le droit international sont qualifié·es d'« antinationaux » ou de terroristes, ou sont accusé·es de créer des environnements « dangereux » sur les campus universitaires, tandis que leurs administrations continuent d'investir dans le massacre d'innocent·es et l'embauche d'agents de sécurité privés pour brandir des matraques et bombarder les étudiant·es de gaz lacrymogènes. Dans ce monde d’éco-apartheid en gestation, la « liberté d'expression » n'est réservée qu'à celles et ceux qui défendent l'empire, et non à celles et ceux qui s’y opposent. 

En bref, il n’y a pas de place pour la morale dans un monde d'éco-apartheid. Un tel monde repose sur des justifications grotesques pour déshumaniser des pans entiers de l'humanité, afin que les classes dirigeantes puissent proclamer qu'elles servent l'intérêt général en se défendant contre les menaces à la sécurité nationale dont elles sont les seules responsables. La sécurité et la création d'espaces publics « sûrs » servent d’excuses pour justifier leurs crimes horribles, tandis que les élites redoublent d'efforts pour s'assurer que le monde reste vivable pour une minorité de privilégié·es. 

Illustration by Fourate Chahal El Rekaby

Illustration by Fourate Chahal El Rekaby

Stratégie écologique dans un monde en proie à l’éco-apartheid

La retransmission en direct du génocide à Gaza fait passer un message tacite de la part des classes dirigeantes à tous les peuples opprimés du monde, les avertissant que leur résistance à l'éco-apartheid se heurtera à un déferlement de violence militaire planifié depuis longtemps. Cette rupture avec toute politique de réconciliation aura des répercussions énormes, ce que les mouvements sociaux n'ont pas encore compris. Une chose est claire néanmoins : cela ne peut que renforcer notre détermination à organiser une résistance qui soit à la fois stratégique et globale. Cela signifie que tout en renforçant les fronts anticoloniaux qui luttent contre l'impérialisme militaire et économique dans les pays du Sud, et les solidarités Sud-Sud qui émergent actuellement dans notre monde de plus en plus multipolaire, nous devons également renforcer la capacité de résistance des populations sur le terrain. Une importante bataille doit elle aussi être livrée dans le noyau impérial contre l'impérialisme capitaliste, par l'intermédiaire des mouvements sociaux et des organisations. Ceux-ci sont déjà en mouvement ; nous devons les renforcer et établir des connexions entre eux. Dans les paragraphes ci-dessous, nous discuterons des obstacles idéologiques auxquels nos mouvements sont confrontés, et de ce à quoi pourrait ressembler une stratégie environnementale unifiée contre l'éco-apartheid.

Face à ce génocide, alors que s’entassent les corps des martyr·es palestinien·nes, les mouvements occidentaux pour le climat continuent de concentrer leurs efforts sur l'impact des attaques d’Israël sur l’environnement : la disparition des oliviers en Palestine, les émissions de carbone engendrées par les bombardements, la perturbation de la vie non-humaine. Même lorsque la solidarité est étendue aux luttes anticoloniales, les mouvements pour le climat ont tendance à considérer que la violence envers la nature est en quelque sorte distincte de la violence envers l'humanité. Il s'agit d'un réductionnisme climatique qui considère la crise comme la perte de la seule vie naturelle, plutôt que comme une crise résultant de la dissolution du tissu socio-écologique qui préserve la vie humaine et non-humaine, en Palestine et ailleurs, et qui se traduit à la fois par un écocide et un génocide.

Comment faire différemment ? Tout d'abord, les mouvements climatiques doivent délaisser pour de bon les approches réductionnistes de la crise écologique, qui se trouve réduite à la question des émissions de carbone et des impacts sur la nature. Ce réductionnisme climatique se manifeste souvent par une hiérarchisation des luttes urgentes, le changement climatique en tête. Non seulement cette approche dissocie la crise écologique de ses déterminants politico-historiques, mais cela suggère également que les événements météorologiques extrêmes provoqués par le changement climatique seront ressentis uniquement d'un point de vue environnemental, sans lien avec les hiérarchies de genre, de race et de classe ou avec la manière dont les effets du changement climatique seront instrumentalisés par les groupes d'extrême-droite pour se présenter comme des victimes et infliger de nouvelles formes de violence à des groupes sociaux déjà marginalisés (Seymour, 2024). Trop souvent, les organisations de « justice climatique » ne s'identifient qu'à une niche restreinte de luttes liées à des questions en rapport avec le monde naturel. La fausse distinction entre « la nature » et « les gens » est un prolongement de l'environnementalisme colonial et colonisateur, selon lequel les populations et les environnements indésirables sont soumis·es et assujetti·es à des fins d’embellissement, de loisirs, et in fine pour le bien de l’économie. Comme l'écrit la défenseuse de l’environnement Fiore Longo, dans cette approche, la « nature » est considérée comme séparée des sociétés humaines riches et plurielles qu'elle a faites naître et qui n’ont cessé de la protéger depuis des temps immémoriaux (Longo, 2023).

L'intérêt croissant pour les programmes de plantation d'arbres à grande échelle, censés répondre à la dégradation des milieux naturels, augmenter la séquestration du carbone ou favoriser la protection des sols, constitue une forme de réductionnisme climatique qui dissocie la protection ou la restauration d'un environnement alors déconnecté des populations humaines, avec les graves conséquences que l’on connaît. Dans certains cas, la plantation d'arbres s'inscrit parfaitement à l'intersection des conséquences écocidaires et génocidaires de l'éco-apartheid. L'utilisation des « arbres comme soldats » pour faciliter le nettoyage ethnique, comme le dit Rania Masri, du North Carolina Environmental Justice Network au sujet des programmes de plantation d’arbres par Israël en Cisjordanie, nous en fournit un exemple. La militante affirme que l’État sioniste plante des arbres pour blanchir ses crimes et pour violemment déposséder les Palestinien·nes de leurs terres ancestrales, en se présentant comme un sauveur « écolo », alors même que ces plantations d'arbres en monoculture deviendront de la paille et alimenteront les incendies de forêt provoqués par le changement climatique. Par exemple, les activités du Fonds national juif (FNJ) consistent depuis des décennies à planter des arbres sur les ruines des villages palestiniens vidés de leur population, et à utiliser les arbres comme une arme pour annexer et clôturer davantage de terres en Cisjordanie et dans le désert du Naqab. Ces campagnes de boisement criminalisent les résident·es palestinien·nes et leurs plantations de caroubiers, d'oliviers et de fruits, en les remplaçant par des pins européens exotiques qui consomment beaucoup d'eau souterraine et dont la culture fait augmenter l'acidité du sol, rendant impossible toute autre culture, ce qui fige les terres et créé une barrière contre le retour des populations dépossédées. En effet, Avraham Duvdevani, président du JNF de 2020 à 2022, a explicitement déclaré que l'objectif du JNF derrière la plantation d'arbres est de « s'emparer des espaces ouverts près des colonies bédouines par le biais du boisement, conçu pour bloquer la prise de contrôle des terres ». Comme le souligne Rania : « tout le modèle écologique du projet sioniste est basé sur l'homogénéité, aussi bien pour les arbres que pour leur modèle d'État et de politique : une politique, une nation, et nous effacerons tous·tes les autres ».

Pour Nadya Tannous, codirectrice de l’organisation Honour the Earth et figure du Palestinian Youth Movement, la réponse est de « ne pas rejeter les mouvements environnementaux », qui ont souvent constitué une force progressiste puissante en Occident et une porte d'entrée pour les jeunes ayant des sentiments anti-élite. Nadya affirme que si l’on ne parvient pas à pousser les mouvements pour le climat à s’inscrire dans des courants plus anti-impérialistes et internationalistes, le risque est que de tels mouvements soient récupérés et instrumentalisés par des institutions idéologiquement libérales pour renforcer la normalisation du statu quo, ce qui aura des conséquences sur le psychisme et la conscience des jeunes.

L'approche environnementaliste dominante dans les politiques progressistes ne fait que renforcer l’ordre écocidaire et génocidaire et en accroître l'acceptation, au lieu d’agir pour y remédier. Lorsque l'exigence morale qui prétend se soucier des gens et avoir de l'empathie pour l’humain et l'écologie est affichée publiquement, tout en alimentant la machine de guerre militaro-industrielle, émerge alors une forme de fascisme particulièrement sournoise et trompeuse. Celle-ci ne diffère du fascisme pur et dur que par le fait que la rhétorique raciste, misogyne et violente qui le sous-tend n’est pas exprimée explicitement et ouvertement. Il est donc primordial de poser un cadre libérateur fort qui puisse couper court aux mythes de l'environnementalisme libéral et du réductionnisme climatique.

Alors que les discours dominants continuent de prôner le cloisonnement des questions climatiques et de faire de la crise climatique une exception en la qualifiant de catastrophe isolée, il faut insister sur le fait que la dimension écologique a toujours été un élément constitutif des mouvements de libération nationale, et que l'anti-impérialisme doit être la boussole qui aiguille nos luttes. La chute du système capitaliste impérialiste sera porteuse de justice, et cela inclut la justice foncière et une transition vers des formes de vie plus durables écologiquement dans les limites de la planète. Sur ce point, Nadya Tannous donne l'exemple des écologistes de gauche qui condamnent les politiques extractivistes d’Evo Morales en Bolivie sans considérer les besoins internes du pays en matière de développement, ni de la protection de leur projet national socialiste face à l'impérialisme militaire et économique américain. Mme Tannous souligne que « la libération nationale des nations du Sud doit être l'étoile polaire » de nos mouvements de résistance actuels. Cela n'implique pas de défendre l'État-nation, mais plutôt de lutter pour se libérer de l'extraction coloniale, de l'oppression et de la violence, ce qui constituerait une première étape vers la construction d'un monde capable d’intégrer une diversité de mondes.

Il est également du devoir des mouvements sociaux issus du noyau impérial, parmi lesquels les mouvements pour la libération de la Palestine, de comprendre que leur propre combat s’inscrit également dans une démarche de résistance écologique qui vient rejoindre les rangs de la grande marche pour se libérer de l’écocide et du génocide. Il n’est pas question de réinventer la roue. L'anti-impérialisme écologique est une tradition riche et féconde qui doit être placée au premier plan des mouvements de contestation, et dont nous devons nous inspirer pour mettre en évidence les limites et les contradictions de l'environnementalisme libéral. Par exemple, le leader révolutionnaire du Burkina Faso dans les années 1980 Thomas Sankara, assassiné lors d'un coup d'État orchestré par des puissances étrangères, était un ardent défenseur de l'écologie politique. Pendant les quatre années qu’il a passé au pouvoir, Sankara a mis en œuvre un programme de développement féministe et socialiste qui a libéré des millions de personnes de l'analphabétisme, des coutumes patriarcales et du sous-développement du système de santé. Dans un discours passionné prononcé lors de la première conférence internationale Silva sur les arbres et les forêts à Paris en 1986, Sankara a imputé la crise écologique à l'impérialisme, en déclarant : « La lutte pour la défense des arbres et des forêts est avant tout une lutte contre l'impérialisme. Car l'impérialisme est le pyromane qui met le feu à nos forêts et à nos savanes ». Contrairement aux programmes de plantation d’arbres mis en œuvre dans le but de déposséder des populations de leurs terres ou de compenser les émissions de carbone rejetées ailleurs dans le monde, les projets de plantation d'arbres de Sankara visaient à protéger la terre de l'impérialisme des ressources et du capitalisme racial, en s’appuyant sur des savoirs culturels ancrés dans un territoire donné.

Il existe d'autres exemples de politiques écologiques de libération. L'un d'eux réside dans la pratique du marronnage des esclaves autrefois captif·ves dans les plantations coloniales, qui cultivaient des aliments et soutenaient leurs communautés grâce à une relation intime nouée avec la terre (Stennett, 2020). La guérilla constitue un autre exemple, et a été le pilier de nombreuses guerres de libération anticoloniales. Dans la guérilla, l'autochtone se bat sur un terrain écologique, utilisant sa connaissance du territoire pour déjouer le colon, qui n'est capable d'appréhender la terre que comme un autre substrat objectivé à gérer, manipuler ou conquérir. En Palestine, la détermination collective consiste à maintenir le lien avec la terre, non pas pour des raisons uniquement sentimentales, mais pour affirmer sa présence ou son existence (wujud) sur le territoire, ce qui constitue une forme de résistance en soi (Taher, 2024). Même au cœur de l'empire, la création d'économies sociales et solidaires qui échappent au contrôle du marché et de l'État offre de nouvelles possibilités pour réinventer le lien avec l’environnement. Dans tous ces cas, l’exercice collectif de la liberté et en dehors des systèmes d'oppression coloniaux et impérialistes génère de nouvelles relations à l’environnement qui rétablissent et restaurent des conditions favorables à la vie dans les milieux naturels.

Si les actes de résistance collective peuvent générer des écologies alternatives susceptibles de libérer l'humanité et ses relations avec la vie non-humaine de la violence inhérente aux « solutions durables » qui nous sont vendues, une politique anti-impérialiste doit également exiger la renaissance d'un mouvement pacifiste unifié. Comme l'a théorisé le regretté marxiste arabe Samir Amin (2017), l'impérialisme n'est rien sans le militarisme et fonctionne comme un corps qui marche sur deux jambes: une jambe économique, au moyen d'une politique néolibérale mondialisée imposée à tous les pays du monde, et une jambe politique, incluant les interventions militaires contre celles et ceux qui résistent. De même, le complexe militaro-industriel est l'un des plus grands émetteurs, pollueurs et moteurs du changement climatique - une industrie gaspilleuse qui ne produit aucune valeur pour les vies humaines. Le Pentagone est l'institution qui émet le plus de dioxyde de carbone au monde et dont les émissions annuelles dépassent celles d’une majorité de pays (Crawford, 2022). Ali Kadri souligne que la guerre n'est pas un produit secondaire involontaire du capitalisme ; au contraire, la pollution et la destruction générées par la guerre stimulent l'économie capitaliste, de même que la dégradation de l'environnement constitue le « déchet structurel » de l'impérialisme capitaliste (Kadri, 2023). L'empire américain a besoin d'entretenir un état de guerre permanent pour exister et imposer ses intérêts aux populations du Sud. Ainsi, le complexe militaro-industriel n'a tout simplement pas sa place dans un avenir libéré de l'éco-apartheid. Il est crucial de comprendre cela dans le contexte de l'effondrement climatique et écologique, car la transition verte capitaliste est aussi une guerre d'extraction. Cela est vrai non seulement dans les pays du Sud, mais aussi au Nord, où des zones sacrificielles pour l'extraction du lithium sont créées dans des régions où vivent des populations indigènes racialisées.

En parallèle, nous ajouterons que l'un des plus grands risques environnementaux survient lorsque les personnes racialisées et indigènes se rangent du côté de l'oppresseur pour se faire les ambassadeur·rices de l'imaginaire colonisateur euro-américain, et se soumettent aux idéologies culturelles dominantes de l'individualisme et de la méritocratie en adoptant une attitude nihiliste à l'égard de la transformation sociale. La suprématie blanche, nécessaire à la mise en place de l'éco-apartheid planétaire, est de plus en plus représentée par des visages multiculturels divers. Celles et ceux qui prennent part à ce processus sacrifient des membres de leur propre communauté pour « réussir » et apparaître sous un jour favorable aux yeux des Blanc·hes. Leurs actions renforcent également les politiques du centre-droit et de l’extrême-droite, en faisant grossir leurs rangs avec des visages plus diversifiés, ce qui précipite la plongée dans l'abîme. Pour freiner cette évolution, il est nécessaire de bâtir un mouvement pacifiste anti-impérialiste qui tire parti de la diversité culturelle pour renforcer une humanité partagée contre les ravages écocidaires et génocidaires du capitalisme racial. À ce stade, face à l'imminence de la catastrophe, on ne peut pas se contenter de moins si l’on cherche à « penser écolo ».

Même si des panneaux solaires et des éoliennes sont installés en masse, il sera probablement trop tard pour arrêter les catastrophes déclenchées par un changement climatique lancé à pleine vitesse. Comme l'a montré la pandémie de Covid-19, les crises seront toujours vécues à travers les mêmes processus sociaux qui rejettent les dommages sur des populations pauvres et autochtones gravement en mal de justice réparatrice, au lieu d'être une fois de plus les boucs émissaires des dommages collatéraux. Comme l'affirme le chercheur universitaire potawatomi Kyle Powys Whyte, le changement climatique ne fait qu'intensifier les effets du colonialisme, en étendant sa violence à de nouvelles populations à travers la planète (Whyte, 2020). Si l'on ne s'attaque pas au pouvoir colonial, on ne pourra jamais s'attaquer au changement climatique. Cela mérite d'être répété et s’applique directement à l'anéantissement de Gaza, qui est cautionné par les mêmes gouvernements chargés de lutter contre le changement climatique et qui continuent de promouvoir des solutions « écologiques » qui remplissent les poches des compagnies pétrolières et des grandes entreprises technologiques, et qui financent les livraisons d'armes à l'entité sioniste. Si les bombardements constants, les attaques au phosphore blanc, l’effacement culturel et la destruction de précision par l'IA de Gaza sont les « miroirs » d'un avenir immédiat où règne l'éco-apartheid, la libération de la Palestine est la boussole qui permet d'imaginer des modes de vie écologiques réparateurs.

Pourquoi cela ? Tout d'abord, les mobilisations pour une « Palestine libre » revendiquent l'humanité de milliards de personnes engagées dans la résistance, non seulement en Palestine, au Liban et au Yémen, mais aussi ailleurs au Sud, des personnes dont les vies comptent, en tant qu'êtres humains avec des valeurs et des rêves, des idées, des peurs, des joies et des défauts - au même titre que n'importe quel·le habitant·e d'Europe occidentale, d'Amérique du Nord, d'Israël, d'Australie et du reste du monde occidental. Réhabiliter l'appartenance à l’humanité de cette énorme part de la population mondiale est la première exigence pour construire un monde juste et vivable. Les paroles et surtout les (in)actions de celles et ceux qui ont encore besoin d'être convaincu·es de cette vérité fondamentale qu’est notre humanité partagée, et qui continuent à privilégier certaines vies humaines plutôt que d'autres, seront à jamais anti-écologiques, quelle que soit leur analyse du changement climatique. Ce n'est qu'en mettant fin à la déshumanisation des personnes et à leur soumission à des décennies de répression et de violence manifeste que les rapports écologiques de réciprocité et de respect pourront être rétablies, entretenues et épanouies.

Alors que le renforcement de la solidarité entre les mouvements qui placent la libération de la Palestine au cœur de leurs efforts ne fait que commencer, il s'agit d'une première étape cruciale et absolument nécessaire pour empêcher un avenir d'éco-apartheid. Malgré les tentatives pour ignorer ses recommandations, le procès de l'Afrique du Sud contre Israël porté devant la CIJ a provoqué une onde de choc dans le monde entier, forgeant des solidarités internationales parmi la classe ouvrière et les mouvements populaires en des lieux parfois inattendus, et au-delà de la division Nord/Sud. Ces formes de solidarité unissent les dockers en Belgique, en Italie, en Grèce et en Inde qui refusent d'expédier des armes à Israël ; les consommateur·trices en Malaisie et en Indonésie qui s'engagent dans des boycotts causant des pertes financières importantes aux entreprises occidentales ayant des liens avec Israël ; et les étudiant·es sur les campus universitaires à travers le monde qui refusent de reculer d’un pouce pour dénoncer l'hypocrisie de leurs institutions tant que leurs demandes ne seront pas satisfaites. Au-delà de ces fronts, notre défi consiste à connecter les luttes des travailleur·euses victimes d’abus du monde entier à la résistance du peuple palestinien contre des systèmes communs qui font preuve d’une totale indifférence envers la vie, partout dans le monde. Notre défi consiste à organiser les travailleur·euses de tous les domaines pour qu'ils et elles se mettent en grève pour la Palestine, afin d'empêcher que de nouvelles livraisons d'armes et d'argent durement gagné par les contribuables ne servent à assassiner des innocent·es. C'est cette écologie de la résistance qui libérera les travailleur·euses du monde entier. 

Comme tous les indigènes qui souffrent aux mains de leurs oppresseurs, le peuple palestinien et tous les peuples colonisés continueront à résister à la destruction de leurs maisons, à l'occupation de leurs terres, au détournement des rivières, à l'empoisonnement des sols, au meurtre de leurs proches non humains, à l'effacement de leur culture et au génocide de leurs communautés. Il s'agit là d'une vérité existentielle : il y a quelque chose de profondément ancré dans l'esprit humain qui refuse d'être dominé éternellement. Faire face à la réalité de nos conditions de vie apocalyptiques ne signifie pas que nous avons perdu, au contraire, cela nous donne la force dont nous avons besoin pour lutter. Ne nous y trompons pas : la résistance à l'impérialisme et à son relais sioniste représente la force écologique la plus puissante de notre époque. Construire un mouvement collectif pacifiste, anti-impérialiste et écologique est notre devoir, afin d'étendre la résistance des Palestinien·nes à toutes les parties du monde. Le colonisateur croit qu'avec suffisamment de brutalité, il peut nous enfermer dans un état de répression infini, mais l'histoire est toujours allée dans le sens de la justice : pas par hasard, mais grâce à la résistance inexorable et acharnée des peuples contre les forces génocidaires, pour la dignité de tous·tes les habitant·es de la planète. La libération de la Palestine constitue le pilier de notre survie collective face à l'effondrement écologique ; elle fait jaillir une lumière vive du trou noir de l’avenir d’éco-apartheid qui se profile.

The opinions expressed in this article are solely those of the authors and do not necessarily reflect the views or positions of TNI.

Références

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