Prenons l’exemple du Maroc, qui demeure beaucoup plus avancé dans sa transition énergétique que les pays voisins. Le royaume chérifien s’est fixé pour objectif de porter sa part d’énergie renouvelable à plus de 50 % de son mix énergétique d’ici 2030. La centrale solaire de Ouarzazate, inaugurée en 2016, est un élément phare du plan mis en place par le pays pour atteindre cet objectif. Mais la centrale n’a pas bénéficié aux populations appauvries qui vivent à proximité, à savoir les agro-pasteur·trices amazigh·es dont les terres ont été réquisitionnées sans leur consentement, dans le but d’accueillir l’installation qui s’étendra sur une surface de 3 000 hectares.5 De plus, la dette de 9 milliards de dollars contractée via les prêts de la Banque mondiale, de la Banque européenne d’investissement ainsi qu’à travers d’autres organismes, pour pouvoir construire la centrale fut soutenue par des garanties du gouvernement marocain, ce qui pourrait conduire à une augmentation significative de la dette publique, dans un pays déjà surendetté. Le projet, qui s’inscrit dans le modèle des partenariats public-privé (un euphémisme pour qualifier la privatisation des profits, et la socialisation des pertes par des stratégies de réduction des risques) enregistre, depuis son lancement en 2016, un déficit annuel d’environ 80 millions d’euros, couvert par des fonds publics. Enfin, la centrale de Ouarzazate utilise la technologie de l’énergie thermique à concentration (CSP), qui nécessite énormément d’eau afin de refroidir le système et de nettoyer les panneaux solaires. Détourner les ressources en eau de la consommation et de l’agriculture dans une région semi-aride comme Ouarzazate est tout simplement outrageux.
Le projet Noor Midelt est un autre exemple de transition énergétique injuste, figurant au cœur des élaborations relatives à la phase II du plan d’énergie solaire du Maroc. À termes, ce projet est censé fournir une capacité énergétique supérieure à celle de la centrale de Ouarzazate, et sera l’un des plus grands projets solaires au monde à combiner les technologies CSP et photovoltaïque (PV). Les installations de Noor Midelt seront exploitées par l’entreprise française EDF Renewable, la société émiratie Masdar et l’opérateur marocain Green of Africa, en partenariat avec l’Agence marocaine pour l’énergie durable (MASEN), pour une période de 25 ans. Le projet a contracté une dette qui s’élève à ce jour à environ 4 milliards de dollars, dont plus de 2 milliards contractés auprès de la Banque mondiale, de la Banque africaine de développement, de la Banque européenne d’investissement, de l’Agence française de développement et de la banque allemande KfW.6
La construction de Noor Midelt a débuté en 2019, sa mise en service était initialement prévue pour 2022. Mais les retards se sont accumulés pour diverses raisons, parmi lesquelles figurent la lenteur de l’avancement du plan solaire, les problèmes politiques que la direction de la MASEN a rencontrés au cours de l’année 2021, ainsi que l’éruption de tensions géopolitiques entre le Maroc et l’Allemagne. Le complexe solaire Noor Midelt sera développé sur un site de 4 141 hectares au sein du plateau de la Haute Moulouya, dans le centre du Maroc, à environ 20 km au nord-est de la ville de Midelt. Sur ce site, un total de 2 714 hectares de terres faisaient l’objet d’une gestion communale et collective par les trois communautés agraires d’Ait Oufella, Ait Rahou Ouali et Ait Massoud Ouali. À cela s’ajoutent environ 1 427 hectares de terres forestières, censés être gérés par ces communautés. Ces terres ont été confisquées à leurs propriétaires à l’aide de lois et de réglementations nationales, qui permettent l’expropriation dans le but de « l’intérêt général ». L’expropriation a été accordée en faveur de MASEN par une décision du tribunal administratif en janvier 2017, la décision a été rendue publique au mois de mars de la même année.
Située dans la continuité du discours environnemental colonial, qui qualifient entres autres les terres à exproprier de marginales et de sous-exploitées, la Banque mondiale a souligné notamment dans une étude réalisée en 2018,7 que “le terrain sablonneux et aride ne permet que la croissance de petits arbustes, et les terres ne sont pas adaptées au développement agricole en raison du manque d’eau”. Cet argument a également été utilisé lors de la promotion de l’usine de Ouarzazate au début des années 2010. Néanmoins, il ne tient pas la route, car comme le déclarera une personne à l’époque :
“Les responsables du projet en parlent comme d’un désert qui n’est pas utilisé, mais pour les gens d’ici, ce n’est pas un désert, c’est un pâturage. Leur territoire et leur avenir sont sur cette terre. Quand vous prenez ma terre, vous prenez mon oxygène”.8
Le rapport de la Banque mondiale ne s’arrête pas là, il affirme également que “l’acquisition de terres pour le projet n’aura aucun impact sur les moyens de subsistance des populations locales”. Mais la tribu pastorale transhumante de Sidi Ayad, qui utilise ces terres pour faire paître ses animaux depuis des siècles, a pu manifester une opinion contraire et exprimer son désaccord sur ce sujet. En 2019, Hassan El Ghazi, un jeune berger, a déclaré à un militant de l’association ATTAC Maroc que :
“Le pastoralisme est notre métier, et maintenant ce projet occupe les terres où nous faisons paître nos moutons. Ils et elles ne nous emploient pas pour le projet, ils emploient des étranger·es. La terre sur laquelle nous vivons a été occupée. Ils détruisent les maisons que nous construisons. Nous sommes opprimé·es, la région de Sidi Ayad est opprimée. Ses enfants sont opprimé·es, et leurs droits et les droits de nos ancêtres ont été perdus. Nous sommes des “analphabètes” qui ne savent ni lire ni écrire… Les enfants que vous voyez ne sont pas allé·es à l’école, comme beaucoup d’autres. Les routes et les chemins sont coupés… En fin de compte, nous sommes invisibles et nous n’existons pas pour eux. Nous exigeons que les fonctionnaires prêtent attention à notre situation et à nos régions. Nous n’existons pas dans de telles politiques, et il vaut mieux mourir, il vaut mieux mourir !”9
Dans ce contexte de dépossession, de misère, de sous-développement et d’injustice sociale, les habitant·es de Sidi Ayad ont exprimé leur colère en organisant de multiples manifestations depuis 2017. En février 2019, ils et elles ont mené un sit-in, au cours duquel Said Oba Mimoun, membre du Syndicat des petits agriculteurs et des travailleurs forestiers, a été arrêté et condamné à 12 mois d’emprisonnement.
Mostepha Abou Kbir, un autre syndicaliste qui a soutenu la lutte de la tribu de Sidi Ayad, a décrit la façon dont les terres ont été annexées sans l’approbation des populations locales, et ce, après avoir enduré des décennies d’exclusion socio-économique. Le terrain est désormais clôturé, et personne n’est autorisé à s’en approcher. Abou Kbir met en contraste les méga-projets de développement menés par l’État marocain, avec le fait que ces projets soient implantés dans des régions où les infrastructures de base sont inexistantes, comme à Sidi Ayad. Le syndicaliste souligne en outre que les situations d’enfermement et d’accaparement des ressources s’avivent, notamment à travers l’épuisement des ressources en eau dans la région du Drâa-Tafilalet, au profit de ces projets gigantesques (la centrale solaire de Midelt sera alimentée par le barrage Hassan-II situé à proximité), dont ne bénéficient pas pourtant les populations locales.10 Dans un contexte de précarité, où les propriétaires de petits troupeaux sont chassés de ces territoires, où les richesses sont concentrées entre de moins en moins de mains, où le marché du bétail est mercantilisé et les sécheresses chroniques, le projet solaire de Midelt risque d’exacerber la menace qui pèse sur les moyens de subsistance de ces communautés pastorales, et de détériorer davantage leurs conditions de vie.
Les habitant·es de Sidi Ayad ne sont pas les seul·es à exprimer leurs préoccupations concernant le projet Midelt. Les femmes du mouvement Soulaliyate ont revendiqué également leur droit d’accès à la terre dans la région du Drâa-Tafilalet, et ont demandé à recevoir une juste compensation pour la perte de leurs terres ancestrales, sur lesquelles la centrale solaire a été construite. Le terme de “femmes Soulaliyate” fait référence aux femmes tribales du Maroc qui vivent sur des terres collectives. Le mouvement des femmes Soulaliyate, qui s’est constitué au début des années 2000, est né dans un contexte de marchandisation et de privatisation intensive des terres collectives.11 À cette époque, les femmes tribales ont commencé à réclamer l’égalité des droits, ainsi qu’une juste part de bénéfices lorsque des projets de privatisation ou de division de leurs terres étaient planifiés. Malgré les intimidations, les arrestations et même les blocus mené·es par les autorités, le mouvement s’est étendu à l’échelle nationale et des femmes de différentes régions se rallient désormais à la bannière du mouvement Soulaliyate pour revendiquer la justice et l’égalité.
En dépit des inquiétudes ressenties et des injustices commises, le projet Midelt continue de se développer, sous la protection de la monarchie marocaine et de ses organes de répression et de propagande. Il semblerait ainsi que la logique d’externalisation des coûts socio-écologiques, et de leur déplacement à travers l’espace et le temps continue de se perpétuer, ce qui constitue d’ailleurs une caractéristique fondamentale de la dynamique extractiviste, inhérente au capitalisme.