Introduction: Juste à temps L'urgence d'une transition juste en Afrique du Nord

Cette introduction extraite de 'Démanteler le Colonialisme Vert : Justice Énergétique et Climatique dans la Région Arabe', ouvrage publié avec Pluto Press en anglais, offre une réflexion approfondie sur les dynamiques de la transition énergétique dans la région arabe.

Dans un contexte où les négociations internationales piétinent alors que le changement climatique s'intensifie, avec des conséquences toujours alarmantes et incontestables, cette publication offre une collection d'articles critiques sur la transition juste dans la région arabe. Ce recueil se veut une ressource incontournable pour les activistes, à la fois dans la région arabe et dans le monde entier, les encourageant à poursuivre des discussions critiques, à forger des coalitions, à tisser des alliances et à renforcer le pouvoir populaire en faveur de solutions locales pour une transition juste.

Illustration by Othman Selmi

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L'Afrique du Nord et l'Asie de l'Ouest, nœud essentiel du capitalisme fossile mondial

L'Afrique du Nord, l'Asie de l'Ouest et la région MENA dans son ensemble doivent être appréhendées dans le contexte plus large du marché capitaliste mondial, qui se caractérise par la montée en puissance de nouvelles zones d'accumulation et de croissance dans certaines régions du monde, en parallèle du déclin relatif des centres de pouvoir historiques en Amérique du Nord et en Europe. Non seulement cette région joue aujourd'hui un rôle central dans la facilitation des nouveaux réseaux de commerce international, de logistique, d'infrastructure et de finance,13 mais elle constitue également un point nodal essentiel du système mondial des combustibles fossiles, et joue un rôle déterminant pour maintenir intacte la dynamique capitaliste basée sur l’exploitation des combustibles fossiles, grâce à une production massive de pétrole et de gaz. La région constitue ainsi l'axe central du marché mondial des hydrocarbures, dont la part totale dans la production mondiale de pétrole s'élevait à environ 35 % en 2021.14 Historiquement, cette production a engendré un changement majeur dans le régime énergétique mondial au milieu du 20ᵉ siècle, le pétrole et le gaz remplaçant alors le charbon comme principal combustible pour les transports, l'industrie manufacturière et la production industrielle à l’échelle mondiale.15 Plus récemment, les ressources du Moyen-Orient se sont avérées essentielles pour répondre à la demande accrue en pétrole et en gaz alimentée par l'essor de la Chine. Cela a provoqué un changement structurel majeur dans l'économie politique internationale au cours des deux dernières décennies, fondé sur un resserrement des liens entre le Moyen-Orient et l'Asie de l'Est. Les pays et entreprises producteur·trices de pétrole du Moyen-Orient sont alors devenu·es des protagonistes incontournables lors des débats sur le changement climatique, et de toute transition future vers l'abandon des combustibles fossiles.16

Les réalités historiques, politiques et géophysiques des pays du monde arabe impliquent que les impacts et les solutions à la crise climatique n’y seront pas les mêmes que dans d'autres contextes. À partir du milieu du 19ᵉ siècle jusqu’à la seconde moitié du 20ᵉ siècle, la région a été intégrée de force à l'économie capitaliste mondialisée avec une position subordonnée. En effet, les puissances coloniales ont influencé ou forcé les pays de la région à structurer leurs économies autour de l'extraction et l'exportation de ressources - généralement fournies à bas prix et sous forme de matières premières - conjuguées à l'importation de biens industriels à haute valeur. Il en a résulté un transfert de richesses à grande échelle vers les centres des pouvoirs impériaux, au détriment du développement et des écosystèmes locaux.17 Jusqu'à nos jours, la persistance de ces relations inégales et asymétriques, que certain·es qualifient d’échange économique et écologique inégal,18 ou encore impérialisme écologique, réaffirme le rôle joué par les pays du monde arabe en tant qu'exportateurs de ressources naturelles, tels que le pétrole et le gaz, et de produits primaires fortement dépendants de l'eau et de la terre, comme les monocultures de rente. Cela renforce une économie extractiviste tournée vers l'extérieur, exacerbant la dépendance alimentaire et la crise écologique tout en maintenant des relations de domination impérialiste et les hiérarchies néocoloniales.19

Cependant, il est important de se garder de considérer le monde arabe comme un tout indifférencié, et de prendre conscience des inégalités inhérentes et des profondes disparités qui caractérisent cette région. Une analyse approfondie de ces contrastes révèle le rôle sous-jacent des pays du Golfe dans cette configuration,20 en tant que pouvoir semi-périphérique, voire sous-impérialiste.21 Non seulement la région du Golfe est nettement plus riche que ses voisins arabes, mais elle participe également à la capture et au pillage de la plus-value au niveau régional, reproduisant des relations d'extraction, de marginalisation et d'accumulation par dépossession semblables à celles qui lient les centres de pouvoir et leurs périphéries. À cet égard, les travaux d'Adam Hanieh, l'un des contributeur·trices de ce livre, sont éclairants en ce qu'ils montrent comment la libéralisation économique au Moyen-Orient au cours des dernières décennies, par le biais de divers programmes d'ajustement structurel mis en œuvre dans les années 1990 et 2000, est étroitement liée à l'internationalisation des capitaux des pays du Golfe dans tout le monde arabe.22 Les capitalistes du Golfe dominent désormais les secteurs économiques clés de nombreux pays de la région, notamment l'immobilier et le développement urbain, l'agro-industrie, les télécommunications, le commerce de détail, la logistique, ainsi que le secteur bancaire et la finance.

Lorsque l'on parle de lutte contre le changement climatique et de transition vers les énergies renouvelables dans cette région, un certain nombre de questions cruciales se doivent donc d'être posées : à quoi doit ressembler ici une réponse juste au changement climatique ? Cela signifie-t-il la liberté de se déplacer vers l'Europe et l'ouverture des frontières avec l’UE ? Cela signifie-t-il le paiement de la dette climatique, la restitution et la redistribution des richesses par les gouvernements occidentaux, les entreprises multinationales et les riches élites locales ? Cela signifie-t-il une rupture radicale avec le système capitaliste ? Que doit-il advenir des ressources en combustibles fossiles de la région, actuellement exploitées en grande partie par les entreprises occidentales ? Qui devrait détenir et contrôler les énergies renouvelables ? Que signifie l'adaptation à un climat changeant ? Qui élaborera ce processus et qui en bénéficiera ? Et qui sont les principaux·ales agent·es et acteur·trices qui lutteront pour une transformation radicale ?

Si les gouvernements commencent à prendre le changement climatique au sérieux, cela reste souvent par le prisme de la « sécurité climatique »23 - en renforçant les dispositifs de protection contre la hausse du niveau des mers et les phénomènes météorologiques extrêmes, mais aussi, trop souvent, contre la « menace » des réfugié·es climatiques et contre une renégociation de qui détient le pouvoir à l’échelle mondiale. La sécurisation et la militarisation de la réponse climatique au Moyen-Orient constituent en soi un obstacle et une menace potentielle pour les objectifs de justice climatique, étant donné que la région joue un rôle central dans le développement de technologies, de pratiques et de doctrines coercitives à l’échelle mondiale.

Au-delà de son statut de plus grand marché d'exportation d'armes et de matériel militaire au monde, le rôle joué par la région inclut son implication cruciale dans l'expérimentation de nouvelles technologies de sécurité, notamment de nouvelles méthodes de surveillance et de contrôle des populations. Plusieurs auteur·trices ont attiré l'attention sur les réseaux internationaux complexes qui soutiennent le commerce des armes et l'industrie de la surveillance dans la région, notamment le transfert et la circulation de tactiques de guerre contre le terrorisme, de technologies militaires, de personnel, de manuels de formation, d’opérations transfrontalières, de forces de police et de sociétés militaires et de sécurité privées.24 Tous ces facteurs se combinent pour faire du Moyen-Orient une plaque tournante de la diffusion de nouvelles normes de militarisme et de sécurisation à l’échelle mondiale. En outre, la dynamique guerrière au sein même de la région est également influencée de manière significative par ces liens internationaux, tout comme les diverses manières dont les armées ont été assimilées aux systèmes politiques et économiques, tant au niveau national que régional.25

Il est urgent et crucial de commencer à étudier la question du changement climatique sous l'angle de la justice plutôt que de la sécurité. Percevoir l'avenir par le prisme de la « sécurité » soumet nos luttes à un cadre conceptuel imaginaire qui, à terme, renforce le pouvoir répressif de l'État et propose une réponse sécuritaire et militarisée. Plus de tanks et de fusils, des murs plus hauts et des frontières plus militarisées ne résoudront pas la crise climatique. Au mieux, ils permettront aux riches de survivre dans le confort tandis que le reste du monde paiera le prix de l'inaction climatique. Nous devons rompre avec le système d'exploitation capitaliste des personnes et de la planète qui a engendré la crise climatique, et non pas l'armer et le renforcer.

Regard colonial et orientalisme environnemental

Tout comme l'assujettissement économique et la domination impérialiste ont miné l'autonomie politique et économique des pays du monde arabe, la production de connaissances et les représentations des peuples arabes et de leur environnement ont également été utilisées par les puissances coloniales pour légitimer leur projet colonial et leurs objectifs impérialistes. Ces stratégies de domination sont toujours à l'œuvre aujourd'hui, tandis que les pays de la région sont (une fois de plus) présentés comme des objets de développement (notamment durable), faisant écho à la mission coloniale civilisatrice.

Réfutant les thèses des historiens coloniaux français sur le supposé « retard historique » et « l'état figé dans le temps » des cultures berbères et amazighes, arabes et musulmanes, et de leur civilisation, l'historien et philosophe marocain Abdallah Laroui affirme que les réalités des populations indigènes du Maghreb, sur tous les plans (politique, économique, culturel, environnemental, etc.) et à différents moments de l'histoire, ont été délibérément déformées afin de promouvoir un récit fictif et essentialiste au service d’un projet colonial de soumission, de domination et d'expansion territoriale.26 La géographe américaine Diana K. Davis partage cet avis, et soutient que les imaginaires environnementaux anglo-européens du 19ᵉ siècle ont représenté l'environnement du monde arabe le plus souvent comme « étranger, exotique, fantastique ou anormal, et fréquemment comme dégradé en quelque sorte ». Elle utilise avec pertinence le concept d'orientalisme27 d'Edward Saïd pour interpréter les premières représentations occidentales de l'environnement du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord comme une forme d' « orientalisme environnemental ». L'environnement a été décrit par les futures puissances impériales, principalement la Grande-Bretagne et la France, comme un environnement « étrange et défectueux » par rapport à l'environnement « normal et productif » de l'Europe. Cela impliquait la nécessité d'une certaine forme d'intervention « pour l'améliorer, le restaurer, le normaliser et le réparer ».28

Cette représentation trompeuse d'une prétendue dégradation de l'environnement et d'un désastre écologique présumé a été utilisée par les autorités coloniales pour justifier toutes sortes de dépossessions, ainsi que des politiques visant à contrôler les populations de la région et leurs environnements. En Afrique du Nord, et plus tard dans le Machrek, les Français ont construit un discours environnemental de la dégradation afin de mettre en œuvre des « changements économiques, sociaux, politiques et environnementaux dramatiques ».29 Selon cette perspective, les indigènes et leur environnement méritaient les bénédictions de la « mission civilisatrice », et nécessitaient l’intervention de l'homme blanc.

Les récits sont toujours le produit du contexte historique dans lequel ils s’inscrivent et ne sont jamais innocents ; il convient donc toujours de se demander au profit de qui la production de connaissances, les représentations et les discours sont fabriqué·es. La représentation actuelle du Sahara nord-africain constitue un exemple contemporain probant, étant généralement décrit comme une terre vaste, vide et morte, peu peuplée et représentant un Eldorado d'énergie renouvelable, constituant ainsi une occasion en or de fournir à l'Europe de l'énergie bon marché afin que celle-ci puisse perpétuer son mode de vie consumériste et dépensier, et sa consommation excessive d'énergie. Ce discours biaisé néglige les questions de propriété et de souveraineté, et masque l'hégémonie et la domination toujours à l’œuvre dans les relations internationales actuelles, facilitant le pillage des ressources, la privatisation des biens communs et la dépossession des populations, consolidant ainsi les modes de gouvernance exclusifs et non démocratiques de la transition énergétique. À l’instar de nombreuses autres régions du monde où la vie et les moyens de subsistance des travailleur·euses sont invisibles, ou « illisibles »30 pour les États colonisateurs, « il n'y a pas de terre vacante » en Afrique du Nord.31 Même lorsqu'ils sont peu peuplés, les paysages et territoires traditionnels sont ancrés dans les communautés locales et leurs cultures, et les droits et la souveraineté des peuples doivent être respecté·es dans tout processus de transformation socio-écologique.

Il est essentiel d'analyser les mécanismes par lesquels l'Autre est déshumanisé·e, et comment les représentations et la construction d'imaginaires sur les populations et leur environnement sont utilisées pour enraciner les structures de pouvoir, de domination et de dépossession. À cet égard, ce qui est décrit dans L'Orientalisme de Saïd comme « la méconnaissance, l'essentialisation, la dénudation de l'humanité » d'une autre culture, d'un autre peuple ou d'une autre région géographique continue aujourd'hui à être utilisé pour justifier la violence envers l'Autre et envers la nature. Cette violence se traduit par des déplacements de populations, l'accaparement de terres et de ressources, le paiement par les populations des coûts sociaux et environnementaux des projets extractivistes, les bombardements, les massacres, les noyades en Méditerranée et la destruction de la Terre au nom du progrès. Comme l’a si bien dit Naomi Klein lors de sa conférence sur Edward Saïd en 2016,32 décrivant une culture blanche suprématiste et raciste, « une culture qui accorde si peu de valeur aux vies noires et basanées, qui est prête à laisser des êtres humains disparaître sous les flots, ou à s'immoler par le feu dans des centres de détention, ne pourra que laisser les pays où vivent les Noir·es et les basané·es disparaître sous les vagues, ou se dessécher sous une chaleur aride. » Et une telle « culture » ne bougera pas d’un cil quand il s’agira de faire peser des coûts socio-environnementaux catastrophiques sur les populations pauvres de ces pays.

Résister et démanteler le récit environnemental orientaliste et (néo)colonial sur le monde arabe nécessitera de construire une vision collective d'action climatique, de justice sociale et de transformation socio-écologique qui soient ancrées dans les expériences, les analyses et les visions émancipatrices des régions africaines et arabes, et au-delà.

Illustration by Othman Selmi

Qu’est-ce qu’une « transition juste » ?

Comme souligné ci-dessus, les discussions sur l'action climatique restent souvent trop étriquées et technocratiques, idéologiquement néolibérales et basées sur le marché à travers une approche top-down implicitement axée sur la préservation des structures du capitalisme raciste, impérialiste et patriarcal. Dans ce contexte de négociations qui, au mieux, ignorent largement les questions de pouvoir et de justice, le concept de « transition juste » a émergé en tant que cadre qui place la justice au centre de la réflexion. Cette approche reconnaît que, selon les mots d'Eduardo Galeano, « les droits des êtres humains et les droits de la nature sont deux noms pour la même dignité ».33 D'où vient l'idée de transition juste, et comment peut-elle contribuer, dans le contexte du monde arabe, au développement de visions d'émancipation et d'action climatique qui soient à la fois pensées depuis la base, dans une dynamique bottom-up et anti-impérialiste ?

On fait généralement remonter l’origine du concept de transition juste aux années 1970 aux États-Unis, lorsque pour la première fois, des alliances entre les syndicats et les mouvements  environnementaux et indigènes ont vu le jour pour lutter pour la justice environnementale face aux industries polluantes. Suite aux réglementations environnementales mises en œuvre pour la première fois ou renforcées au cours de cette décennie, les entreprises ont prétendu que les politiques de protection de l'environnement les obligeaient à licencier des travailleur·euses. Les syndicats et les communautés locales se sont mobilisé·es contre cette tentative de diviser pour mieux régner, arguant que les travailleur·euses et les communautés - en particulier les communautés noires, latinos et indigènes, qui étaient les plus impactées par les industries polluantes - avaient un intérêt commun à défendre un environnement vivable et un travail décent, sûr et équitablement rémunéré.

Au cours des décennies suivantes, le concept de transition juste a été repris, exploré et enrichi par divers mouvements, d'abord aux États-Unis et au Canada puis dans le monde entier, notamment en Amérique du Sud et en Afrique du Sud. Les mouvements de justice sociale et environnementale, en collaboration avec les nations indigènes, les mouvements de défense des droits des femmes, les jeunes, les étudiant·es et autres groupes, ont formé des coalitions et partagé leurs propositions de solutions transformatrices à la crise climatique, en s’attaquant à ses causes sous-jacentes et en plaçant les droits humains, la régénération écologique et la souveraineté des peuples au cœur des enjeux.

Tandis que le concept gagnait en popularité, les entreprises et les gouvernements ont multiplié les tentatives de promouvoir leurs propres visions de la transition juste, marquées par des lacunes d'analyse en termes de rapports de classe et qui nient la nécessité d'une transformation radicale. Avec l'inclusion du terme « transition juste » dans le préambule de l'accord de Paris, une victoire durement acquise par les mouvements syndicaux et de justice climatique internationaux, cette cooptation s'est intensifiée. Aujourd'hui, la transition juste n'est pas un concept fixe mais un champ de contestation, un terrain de lutte autour des réponses possibles et nécessaires à la crise climatique. Le terme n'implique pas automatiquement des politiques progressistes ou émancipatrices, et de nombreux acteur·trices l'utilisent pour décrire et défendre des propositions relevant principalement du statu quo, à savoir un extractivisme vert intensifié. Néanmoins, bien plus que la rhétorique sur le « développement durable » ou l' « économie verte », ce concept offre un espace que les mouvements sociaux peuvent s’approprier pour insister sur la primauté de la justice dans toutes les propositions de solutions à la crise climatique. Malgré les tentatives de cooptation, la prévalence de la « justice » dans le nom même du concept de transition juste constitue sa première force.

Les propositions pour une transition juste avancées par les mouvements sociaux progressistes sont motivées par la conviction que les personnes qui supportent les coûts les plus lourds du système actuel ne devraient pas aussi avoir à payer le prix d'une transition vers une société durable ou régénératrice, mais plutôt en être les principaux acteur·trices. Diverses initiatives ont exploré les dimensions plurielles de cette question, en cherchant à mieux comprendre les coûts du système actuel, les possibilités de transformation et les coûts potentiels des alternatives proposées. Des perspectives féministes et indigènes aux programmes régionaux et nationaux, les mouvements progressistes défendent leurs propres définitions de la « justice » et de la « transition », dans toute la diversité des contextes.34

La conception de cet ouvrage s'est inspirée des réflexions issues d'une réunion des mouvements de justice environnementale et de travailleur·euses de trois continents, qui s'est tenue à Amsterdam en 2019. Les participant·es ont identifié les six principes fondamentaux de la transition juste : (1) la transition juste se manifeste différemment selon les contextes locaux ; (2) la transition juste est un enjeu de classe ; (3) la transition juste est un enjeu de genre ; (4) la transition juste est antiraciste ; (5) la transition juste ne concerne pas seulement le climat ; et (6) la transition juste est liée à la démocratie.35

Sans prétendre fournir une définition exhaustive ni une compilation de principes permanents, cette analyse trace les contours d'une position qui reconnaît que les discussions sur la transition juste doivent prendre en considération la réalité du développement inégal causé par l'impérialisme et le colonialisme ; que la transition juste doit inclure des changements radicaux qui renforcent le pouvoir des travailleur·euses dans toute leur diversité (voir ci-dessous) et réduisent le pouvoir du capital et des élites dirigeantes ; que les problématiques environnementales ne peuvent être abordées sans s’attaquer aux structures racistes, sexistes et autres systèmes oppressifs de l'économie capitaliste ; que la crise environnementale va bien au-delà de la seule crise climatique, englobant la dégradation des habitats et de la biodiversité, et implique une rupture fondamentale dans les relations que les êtres humains entretiennent avec la « nature » ; et qu'une transition juste ne peut être réalisée sans une transformation du pouvoir politique et économique, vers une meilleure démocratisation.

Les origines et l’histoire de la transition juste, en tant que cadre et outil favorisant l’unification de divers mouvements au-delà de leurs différences et divisions potentielles, constituent sa deuxième force. Comme nous l'avons mentionné plus haut, ce concept a d’abord émergé en réponse aux tactiques de « diviser pour mieux régner » appliquées par les multinationales pour résister aux réglementations environnementales. Ces méthodes sont toujours à l'œuvre, car ces entreprises font pression pour que soient mises en place des politiques qui protègent les profits sans tenir compte des coûts pour les communautés locales, les travailleur·euses et la planète, et qui cherchent à opposer les différentes régions et les différents types de travailleur·euses les un·es aux autres. Les mouvements internationaux pour la justice climatique, les coalitions nationales et régionales et les alliances locales du monde entier reconnaissent que nous bénéficions tous et toutes théoriquement d'un environnement vivable et florissant, et que nous souffrons lorsque les richesses et le pouvoir sont concentré·es entre les mains d'une petite élite qui compte sur sa capacité à se protéger des pires effets de la crise climatique. Pourtant, la promotion de campagnes de sensibilisation et de visions communes, le développement de la confiance et de la solidarité et la lutte pour l'élaboration de propositions collectives sont des tâches lentes et politiquement complexes, mais nécessaires, car tout raccourci visant à contourner ce processus risque de compromettre la justice, qui doit demeurer au cœur de toute transition juste. Ce concept, ainsi que le nombre croissant d'expériences et de campagnes menées à travers le monde autour des différentes approches de transition juste, peuvent contribuer à nous guider sur ce chemin sinueux.

Le concept de transition juste a été façonné en partie par les mouvements syndicaux, de sorte que la question du travail décent reste au cœur de nombreuses propositions avancées. Cela s’observe particulièrement dans la région MENA, que la Confédération syndicale internationale a qualifiée de pire région au monde en matière de droits des travailleur·euses, où des violations systématiques sont observées dans tous les pays.36 Des millions de travailleur·euses migrant·es non-résident·es, originaires ou non de la région, s'y trouvent également. Dans les pays arabes du Golfe, par exemple, plus de la moitié de la main-d'œuvre est constituée d’étranger·ers non-résident·es, et la région concentre le plus grand nombre de travailleur·euses migrant·es parmi les pays dits du Sud.37 Ailleurs dans le monde arabe, le taux de chômage des jeunes est presque deux fois supérieur à la moyenne mondiale38 et, en Afrique du Nord, environ deux tiers des travailleur·euses sont employé·es dans le secteur informel.39

Dans ce contexte, que signifie parler de travail décent, et comment devons-nous comprendre la catégorie des « travailleur·euses » ? Inspiré par les mobilisations politiques de « travailleur·euses » organisées par l'historien et militant guyanais Walter Rodney, l'universitaire tanzanien Issa Shivji a affirmé que « sous le néolibéralisme, l'accumulation primitive prend de nouvelles formes et se généralise dans presque tous les secteurs de l'économie, y compris le secteur dit informel. Le producteur s'auto-exploite pour survivre tout en subventionnant le capital ».40 Il affirme par la suite que nous devons renouveler notre conception de la catégorie des « travailleur·euses », afin de reconnaître l'exploitation commune que subissent les ouvrier·es industriel·les organisé·es en syndicats, les travailleur·euses informel·les, précaires, temporaires ou migrant·es, les travailleur·euses non rémunéré·es ou sous-payé·es (généralement des femmes) effectuant des tâches domestiques, de soins et de reproduction sociale, ainsi que les petit·es paysan·nes, les éleveur·euses et les pêcheur·euses dits indépendant·es ou autonomes travaillant pour assurer leur propre survie.

De nos jours, la grande majorité de l'humanité, quel que soit le type de travail exercé, doit renoncer à une partie de sa consommation quotidienne essentielle, à ses droits humains ou à la possibilité de mener une vie digne pour continuer à soutenir les superprofits des multinationales. Que ce soit parce que leurs systèmes d'alimentation, de santé, d'énergie et de soins ont été privatisés, faisant peser toute la charge des soins sur la cellule familiale ; parce qu'ils et elles ont perdu ou risquent de perdre l'accès à leurs terres, territoires ou lieux de pêche traditionnels ; ou parce qu'ils et elles sont incapables de trouver du travail et doivent lutter pour joindre les deux bouts dans une économie informelle où ils et elles n'ont aucun moyen politique d'exiger un salaire décent, les effets sont les mêmes. Ce n'est pas une coïncidence si cette majorité précaire et exploitée est aussi la plus menacée par le changement climatique, et la moins à même de se protéger de ses conséquences.

En lien avec le concept de transition juste, nous pouvons utiliser cette définition de « travailleur·euses » pour consolider notre appréhension de celles et ceux qui devraient mener à bien la transition énergétique, et la réponse à la crise climatique de manière générale. Elle fournit une base à partir de laquelle nous pouvons bâtir nos réflexions sur le rôle de la justice dans l'action climatique, et définir quelles mesures concrètes sont à adopter pour y parvenir selon les contextes. Cet ouvrage tente de rassembler la diversité des perspectives de différents groupes de travailleur·euses à travers tout le monde arabe, et d'éclairer certaines possibilités de construire des alliances et des coalitions.

Pourquoi ce dossier ? Pourquoi maintenant ?

La plupart des écrits sur le changement climatique, la crise écologique et la transition énergétique dans le monde arabe sont publiés par les institutions internationales néolibérales. Leurs analyses sont biaisées et n'incluent pas les notions de rapports de classe, de race, de genre, de justice, de pouvoir ou d'histoire coloniale. Les solutions et recommandations qu'elles proposent sont fondées sur le marché dans une perspective top-down, et ne s'attaquent pas aux causes profondes des crises climatique, écologique, alimentaire et énergétique. Les connaissances produites par ces institutions sont profondément paralysantes et négligent les problématiques d'oppression et de résistance, préférant s’en remettre aux conseils d’ « expert·es », en excluant les voix « d'en bas ».

Ce recueil d’articles tente donc de remédier à cela. Il s'agit d'une compilation de travaux provenant de divers pays d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, et qui propose une analyse des différents aspects de la transition énergétique, et de la manière de mener ce processus de façon équitable et juste. Les articles couvrent un large éventail de pays, du Maroc au Sahara occidental, de l'Algérie à la Tunisie et de l'Égypte au Soudan, ainsi que la Jordanie et la Palestine jusqu’aux Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et le Qatar. Cet ouvrage comprend également des contributions qui offrent une perspective à l’échelle régionale, sur les transitions agricoles et la nouvelle ruée néolibérale vers diverses sources d’énergie renouvelable en Afrique du Nord (notamment l’hydrogène vert), ainsi que les défis et contradictions posé·es par la transition énergétique dans les pays du Golfe.

Jusqu'à présent, aucun ensemble de travaux émanant de chercheur·euses ou d'activistes nord-africain·es ou moyen-oriental·es sur une transition énergétique juste n'a été publié en arabe, en anglais ou en français, que ce soit sous forme de recueil d’articles ou de ressource en ligne. Alors que des recueil d’articless importants sur les différents Green New Deals41 et la nécessaire transition énergétique font l'objet d'une attention croissante, les écrits d'auteur·trices critiques des pays du Sud restent marginaux, y compris dans le monde arabe. Si l’on considère l’importance cruciale d’une remise en question de l'eurocentrisme, et de la nécessité de développer une approche d'atténuation et d'adaptation au changement climatique (y compris la conversion urgente aux énergies renouvelables), ainsi que l'importance d'une réflexion critique sur le rôle joué par les gouvernements et les élites de la région dans le système actuel d’exploitation des énergies fossiles, il s'agit là d'une grave lacune.

Ce recueil d’articles se place dans une perspective explicite de « justice ». Il vise à dénoncer les politiques et les pratiques qui protègent les élites politiques, les entreprises multinationales et les régimes autoritaires et militaires. Cet ouvrage cherche à reconnaître et à contribuer au processus de production de connaissances et de résistance contre l'« extractivisme », l'accaparement des terres et des ressources et les projets néocoloniaux, vers une durabilité transformatrice depuis la base, avec la conviction que cela permettra de libérer tout le potentiel pour faire face aux crises environnementales, alimentaires, énergétiques et sociales.

Il s'agit du premier recueil de travaux en langue arabe et traduit en français qui aborde directement la question de la transition énergétique dans le monde arabe, par le prisme de la justice et d’une transition juste. Ce recueil d’articles entend contribuer de manière significative à l'évolution des discussions internationales sur l'action climatique et, plus généralement, sur la transition juste, en interrogeant ce que ces processus signifieront dans chaque contexte national des différents pays du monde arabe, caractérisés par (a) des régimes autoritaires, (b) des économies dépendantes des exportations de pétrole, (c) des trajectoires historiques marquées par la colonisation et l'impérialisme, et (d) d'immenses potentiels en terme de ressources en énergies vertes. Parce qu'une transition juste implique une transformation à l’échelle mondiale, et que le monde arabe constituera l'un des épicentres de ce changement, nous croyons fermement que ce recueil d’articles s’avère pertinent non seulement dans une perspective régionale, mais aussi mondiale.

Avec ce recueil d’articles, les auteur·trices se fixent les objectifs suivants :

  • Proposer une analyse approfondie de la transition énergétique actuellement en cours dans le monde arabe. Cette démarche semble essentielle car une meilleure compréhension du contexte actuel, des acteur·trices impliqué·es et des gagnant·es et perdant·es potentiel·les est cruciale pour soutenir tous les efforts visant à mettre en place une transition juste ;
  • Renforcer les critiques structurelles dans les débats sur la transition « verte », en rassemblant les voix des activistes, des universitaires et des écrivain·es du monde arabe.
  • Souligner l'urgence de la crise climatique dans le monde arabe et s'opposer à l'extractivisme et au colonialisme énergétique, en insistant sur la nécessité de mener des analyses holistiques et de mettre en œuvre des changements structurels.
  • Combattre le discours néolibéral et néocolonial dominant sur la transition « verte », promu par divers·es acteur·trices internationaux opérant dans la région.
  • Contrecarrer le discours sur la « sécurité » – l’ouvrage évite les thèmes axés sur la « sécurité », tels que la sécurité climatique, la sécurité alimentaire ou la sécurité énergétique ; au contraire, il promeut les notions de justice, de souveraineté et de décolonisation.
  • Soutenir les mouvements progressistes et les organisations locales dans le monde arabe, afin d'articuler une réponse localisée, démocratique et publique à la nécessaire et urgente transition énergétique, en intégrant des analyses politiques, économiques, sociales, environnementales et de rapports de classes.
Illustration by Othman Selmi

Résumé des articles

Dans le premier article, Hamza Hamouchene montre comment les projets d'ingénierie des énergies renouvelables ont tendance à présenter le changement climatique comme un problème commun à toute la planète, sans jamais remettre en cause le modèle énergétique capitaliste et productiviste, ni la responsabilité historique de l'Occident industrialisé. Comme il l'affirme, cela se traduit au Maghreb davantage par un « colonialisme vert » que par la recherche d'une transition énergétique qui profite aux travailleur·euses. L’auteur prend pour exemple le nouvel engouement pour l'hydrogène vert, et soutient que de tels projets reposent souvent sur des mécanismes néocoloniaux de pillage et de dépossession.

Joanna Allan, Hamza Lakhal et Mahmoud Lemaadel, en soulignant comment l'extractivisme opère aujourd'hui dans la partie du Sahara occidental actuellement occupée par le Maroc, se concentrent principalement sur le développement des énergies renouvelables, tandis que le Maroc est largement célébré sur la scène internationale pour ses engagements envers la soi-disant « transition énergétique verte ». Les trois auteur·trices donnent à voir une histoire différente, qui met l'accent sur les voix de la population sahraouie, et affirment que les projets d'énergie renouvelable actuellement menés au Sahara occidental ne font qu'entretenir et « écologiser » le colonialisme, entravant une transition juste qui pourrait réellement bénéficier aux communautés locales.

Dans son article, Manal Shqair met en lumière la dynamique d’ « éco-normalisation » actuellement à l'œuvre entre l'État d'Israël et certains pays arabes. Elle définit l'éco-normalisation comme l'utilisation de l' « environnementalisme » pour blanchir (greenwashing) et normaliser l'oppression israélienne et les injustices environnementales qui en résultent, dans le monde arabe et au-delà. L’autrice étudie comment l'éco-normalisation vient fragiliser la lutte anticoloniale palestinienne et entraver une transition agricole et énergétique juste en Palestine, qui reste inextricablement liée à la lutte palestinienne pour l'autodétermination. Elle présente le concept d'eco-sumud (« fermeté ») face à l'oppression israélienne, et son rôle dans la lutte contre un écoblanchiment facilité par l’éco-normalisation.

Karen Rignall montre comment la production d'énergie solaire s'inscrit dans une longue histoire d'extraction au Maroc, et révèle certaines des continuités frappantes existant entre les chaînes de production des combustibles fossiles et celles des énergies renouvelables dans le pays. Ces continuités soulèvent des questionnements sur la manière d'œuvrer à une transition juste, non seulement au Maroc, mais aussi dans d'autres pays du monde qui voient se multiplier les projets d'énergie renouvelable, souvent dans des zones depuis longtemps concernées par l'extraction. L’autrice se questionne, à juste titre, sur la meilleure manière de plaider en faveur de nouvelles formes d'énergie, qui ne reproduisent pas les mêmes inégalités économiques et politiques inhérentes au capitalisme fondé sur la combustion du carbone.

Sakr El Nour, dans son étude sur une nécessaire transition agricole juste en Afrique du Nord, soutient que les pays de la région sont soumis à des échanges inégaux avec le Nord, en particulier l'UE, par le biais d'accords commerciaux qui permettent à cette dernière de bénéficier des produits agricoles nord-africains à des taux préférentiels. Il soutient que l'Afrique du Nord doit refondre ses politiques agricoles, environnementales, alimentaires et énergétiques. L’auteur plaide avec conviction pour des alternatives centrées sur le local et capables de prospérer de manière autonome, indépendamment des intérêts européens.

Mohamed Salah et Razaz Basheir, dans leur contribution sur la crise de l'électricité au Soudan, retracent l'évolution du secteur de l'énergie dans le pays depuis l'époque coloniale, et attribuent son développement inégal aux politiques mises en oeuvre à cette époque, ainsi qu’à leur continuation dans la période post-coloniale. Les deux auteur·trices présentent une critique des projets hydroélectriques au Soudan, au regard de leurs coûts socio-économiques et environnementaux, ainsi que de l’aggravation des inégalités existantes et des impacts négatifs générés sur les moyens de subsistance. Les auteur·trices contestent également le programme de la Banque mondiale en matière de libéralisation et de privatisation du secteur de l'énergie dans le pays, et démontrent comment ces plans ne feront que paupériser davantage les populations et limiter l'accès à l'énergie. Ce article est pensé comme une transition avec la deuxième partie de l’ouvrage.

Mohamed Gad documente la réponse de l'État égyptien aux pannes de courant généralisées de 2014, qui s’est matérialisée par la libéralisation de la production d'électricité et l'abandon des subventions aux prix de l'électricité pour de nombreuses catégories de revenus différentes. L’auteur réfute l'affirmation de la Banque mondiale selon laquelle la libéralisation des prix de l'électricité a mis fin aux subventions pour les classes aisées, en réorientant les ressources vers les populations pauvres. Au contraire, il montre comment cela a ouvert la voie à la finance internationale aux dépens des plus pauvres, transformant radicalement un service de base en une marchandise.

Asmaa Mohammad Amin revient sur les différentes politiques ayant engendré des crises successives dans le secteur énergétique jordanien. Elle montre comment l'interruption de l'approvisionnement en gaz en provenance d'Égypte entre 2011 et 2013 a révélé que ces politiques, à commencer par le programme de privatisation et de libéralisation mis en place par la Banque mondiale et le FMI, n'étaient ni viables sur le long terme, ni adaptées au contexte. L’autrice questionne également l’image flatteuse dont bénéficie la Jordanie, qui ferait partie des leaders de l'énergie renouvelable dans la région, et affirme que derrière des statistiques reluisantes se cache la triste réalité des énormes profits détournés par le secteur privé, tandis que l'État a continué d'enregistrer des pertes significatives. Cela a eu pour effet d'alourdir le fardeau de la dette du pays, et d'accroître sa dépendance à l'égard des bailleurs de fonds internationaux, au détriment des populations les plus vulnérables de la société.

Dans leur contribution sur la Tunisie, Chafik Ben Rouine et Flavie Roche montrent comment le plan de transition énergétique du pays s'appuie fortement sur la privatisation et les financements étrangers, tout en négligeant la prise de décision démocratique, inscrivant ainsi résolument le pays dans la stratégie néolibérale mondiale de développement des énergies renouvelables. Les auteur·trices soutiennent qu'au lieu de traquer les profits privés, une transition juste en Tunisie donnerait aux ménages et aux populations les moyens de produire leur propre électricité, ce qui réduirait la dépendance et favoriserait le développement de l'industrie locale et la création d'emplois décents.

Jawad Moustakbal, dans son article sur le secteur énergétique au Maroc, pose un certain nombre de questions très importantes : qui décide, qui bénéficie et qui paie le prix de la soi-disant transition énergétique du Maroc ? Il affirme que les PPP garantissent des profits élevés aux sociétés privées, tandis que les populations pauvres doivent payer des prix toujours plus élevés pour l'énergie. L’auteur affirme également qu'il n'y aura pas de transition juste tant que le secteur énergétique marocain restera sous le contrôle d’entreprises transnationales étrangères, et d'une élite dirigeante locale qui s’autorise à piller l'État et à générer autant de profits qu'elle le souhaite.

Adam Hanieh affirme que la montée en puissance des États du Golfe doit être comprise à la lumière des changements significatifs survenus sur la scène capitaliste internationale au cours des deux dernières décennies. La nouvelle « diagonale des hydrocarbures » reliant les réserves de pétrole et de gaz du Moyen-Orient aux réseaux de production chinois et asiatiques constitue l’épine dorsale de ce système, ce qui permet aux pays du Golfe de se situer au cœur du « capitalisme fossile » contemporain. Pour l’auteur, le caractère de toutes les « transitions vertes », tant au Moyen-Orient qu'à l'échelle mondiale, sera déterminé de manière significative par les actions et les politiques de ces États. Il affirme donc que si l'on ne comprend pas les évolutions en termes de contrôle et de structure de l'industrie pétrolière, et si l'on n'élabore pas de stratégie pertinente autour de ces mutations, il sera impossible de mener des actions efficaces pour bloquer et inverser les effets du changement climatique anthropogène.

Dans son article sur l'Algérie, Imane Boukhatem affirme que le secteur énergétique du pays est confronté à un triple défi : la dépendance économique vis-à-vis des revenus des hydrocarbures, la demande croissante d'électricité au niveau national, et les accords commerciaux d'exportation de combustibles fossiles à long terme. Elle met en lumière les opportunités, les défis et les injustices potentielles auxquel·les est confrontée la transition vers l'énergie verte en Algérie, et soutient que le pays doit rapidement transformer son secteur énergétique en mettant l'accent sur la justice sociale. L’autrice énumère plusieurs obstacles socio-économiques, institutionnels et politiques qui doivent être surmontés pour mettre en œuvre une transition juste.

Pour finir, Christian Henderson conteste certaines hypothèses simplificatrices avancées par divers rapports et analyses sur les pays du Golfe et destiné·es au grand public, qui décrivent ces derniers comme de simples victimes du changement climatique, et menacés de disparition en raison de la baisse potentielle de la demande en pétrole et en gaz. Selon lui, plutôt que d'être des producteurs impuissants et des acteurs passifs en matière de changement climatique, les États du Golfe s'efforcent de demeurer au centre du système énergétique mondial. Cela implique l’application d'une politique dualiste, qui leur permet de bénéficier à la fois des combustibles fossiles et des énergies renouvelables.

En guise de conclusion

Avec ces travaux, les auteur·trices visent à initier une discussion plus approfondie sur ce que signifie une transition juste dans le contexte du monde arabe. Les dynamiques sont complexes et évidemment différentes selon les pays de la région, mais de nombreux défis et questionnements communs émergent également de ces recherches : quels besoins et quels droits doivent être priorisés dans une transition énergétique ? Quel modèle de production et d'extraction d'énergie peut fournir de l'énergie à toutes les populations ? Comment les pays du Nord et les institutions financières internationales font-ils et elles pression sur les pays du monde arabe pour assumer le fardeau de la transition énergétique, et à quoi ressemblerait une approche plus juste ? Quel rôle les États doivent-ils jouer pour mener une transition juste, et dans quelles mesures le pouvoir détenu par ces États peut-il être démocratiquement récupéré par les populations à cette fin ? Quelles alliances sont possibles et nécessaires entre les travailleur·euses, les mouvements de justice environnementale et les autres acteur·trices politiques de la région, et quel rôle la solidarité et la résistance internationales peuvent-elles jouer pour les soutenir ?

Il apparaît de plus en plus évident qu'une transition juste dans le monde arabe nécessitera la reconnaissance de la responsabilité historique de l'Occident industrialisé dans le réchauffement de la planète, mais également le rôle joué par les puissances économiques émergentes, notamment les États du Golfe, en perpétuant un ordre économique mondial destructeur. Le rôle du pouvoir dans l’avènement de la crise climatique, ainsi que la détermination de celles et ceux qui portent le fardeau de ses conséquences et des « solutions » à la crise, devront également être reconnu·es. La justice climatique et une transition juste impliqueront de rompre avec les dynamiques du statu quo qui protègent les élites politiques mondiales, les entreprises multinationales et les régimes non démocratiques, et de mettre en place un processus radical de transformation et d'adaptation sociale et écologique. Les impératifs de justice et de pragmatisme convergent de plus en plus vers une nécessité de réparation, ou de dette climatique que les pays riches du Nord doivent définitivement (re)payer aux pays du Sud. Cela doit prendre la forme non pas de prêts et de dettes supplémentaires, mais de transferts de richesses et de technologies, de l'annulation des dettes actuelles intolérables, de l'arrêt des flux de capitaux illicites, du démantèlement des accords néocoloniaux de commerce et d'investissement, tel que le Traité sur la Charte de l'énergie,42 et de l'arrêt du pillage continu des ressources. Le financement de la transition doit tenir compte des pertes et dommages actuel·les et futur·es, que les pays du Sud subissent de manière disproportionnée. Mais puisque les inégalités existent non seulement entre le Nord et le Sud, mais également au sein de chaque pays du monde, notamment dans le monde arabe, comment articuler un programme de réparations climatiques à la création d'un système énergétique juste, démocratique et équitable dans cette région ?Ces problématiques sont de plus en plus urgentes. Les négociations internationales sur l'action climatique stagnent alors même que le changement climatique s'accélère, avec des effets de plus en plus visibles et meurtriers. Ce recueil d’articles se veut un outil pour les militant·es, tant dans le monde arabe que dans le reste du monde, afin de les aider à persévérer dans l’analyse critique et la construction de coalitions, d’alliances et d’un pouvoir populaire en faveur de leurs propres solutions, pour une transition juste.

Il est certain que cet ouvrage collectif présente des lacunes. Certains points ne sont pas abordés, tels que l'impact des guerres et des conflits en cours, et les déplacements de populations transfrontaliers dramatiques qui en résultent, sur les questions de transitions justes dans des pays comme l'Irak, la Libye, la Syrie et le Yémen. Cela est en partie dû à nos propres limites. Néanmoins, bien que nous ne prétendions pas, ou ne cherchions pas, à être exhaustif·ves lorsque nous étudions une région aussi vaste, nous espérons offrir ici un aperçu pertinent et contribuer à l'étude émergente des transitions énergétiques par le prisme de l’économie politique, qui analyse les relations entre les industries des combustibles fossiles, le secteur des énergies renouvelables, les élites régionales et le capital international. L’objectif général est d'articuler et d'explorer des concepts et des idées politiques qui peuvent aider à guider et à galvaniser les changements transformateurs menés par les populations dans la région. Nous espérons que ce recueil de travaux parviendra à approfondir et enrichir les recherches et les débats sur la place du monde arabe dans une transition juste déployée à l'échelle mondiale.