a) Une réelle opportunité de développement pour le secteur tunisien des énergies renouvelables ?
Eu égard aux ressources humaines et au développement des compétences, la Tunisie met en œuvre un programme de formation dans le secteur de l’énergie, qui a été adapté aux énergies renouvelables. A cet effet, des programmes académiques et professionnels ont été conçus, dispensés par des universités publiques et privées, y compris des écoles d’ingénieurs. L’Agence nationale pour la maîtrise de l’énergie (ANME) a également commencé à proposer des programmes de formation et de certification. Ces efforts ont permis de développer des ressources humaines capables de fournir aux entreprises les compétences nécessaires pour contribuer à la mise en œuvre des programmes nationaux d’énergies renouvelables, avec une plus grande « compétitivité » (c’est-à-dire à moindre coût). Cependant, les compétences et l’expertise locales sont insuffisantes pour permettre aux entreprises locales de concevoir, réaliser et maintenir des projets de centrales éoliennes et solaires à grande échelle. En outre, la stagnation du parc éolien de Bizerte depuis 2012 a entraîné la désintégration de l’expertise accumulée précédemment.43 Parallèlement, un certain nombre d’opérateurs ont vu le jour et donnent corps et structure au secteur des énergies renouvelables en cours de développement : institutions gouvernementales, fabricants et fournisseurs d’équipements, sociétés d’installation et de maintenance, bureaux d’études, etc. Par ailleurs, forte de son expérience industrielle antérieure, la Tunisie a la capacité de développer des partenariats avec des fabricants étrangers pour produire des équipements d’énergies renouvelables. Dans le domaine du photovoltaïque, les entreprises nationales sont engagées dans l’assemblage de certains modules importés de Chine, d’Allemagne, du Japon, d’Italie, d’Espagne et de France.
Dans le cas des éoliennes, il existe un fort potentiel d’intégration industrielle : une entreprise privée tunisienne, SOCOMENIN44 – qui était à l’origine spécialisée dans la construction métallique – produit des tours d’éoliennes, et l’industrie locale est également capable de fabriquer des composants de turbines dans les secteurs industriels de la mécanique, de l’électricité et de l’électronique, y compris en adaptant la ligne de production le cas échéant. En outre, les activités connexes de logistique, de transport, de construction, d’exploitation et de maintenance peuvent toutes être réalisées par des entreprises nationales. Or, malgré ces avantages, le secteur manufacturier tunisien des énergies renouvelables reste incapable de soutenir le développement de grands projets. La Tunisie manque de certaines matières premières et technologies intermédiaires qui sont essentielles au développement de tels projets. Il s’agit notamment de la silice, des cellules photovoltaïques, des fils électriques, des alternateurs pour les éoliennes et des contrôleurs d’éoliennes45. Les équipements et les technologies intermédiaires qui ne sont pas produits localement doivent être importés, ce qui entraîne une dépendance vis-à-vis des fournisseurs étrangers. En réalité, ce secteur s’est jusqu’à présent surtout développé grâce aux programmes d’installation de systèmes photovoltaïques résidentiels et 90 % des entreprises tunisiennes du secteur des énergies renouvelables travaillent dans le sous-secteur photovoltaïque. Par conséquent, le marché est surtout développé dans le domaine de l’installation photovoltaïque. Selon les résultats préliminaires d’une enquête de la GIZ en 2019, sur les 150 entreprises du secteur, plus de 85% étaient des installateurs, un tiers étaient des fournisseurs de composants photovoltaïques, 20 étaient des bureaux d’études, tandis qu’il n’y avait que deux développeurs de projets, deux fabricants de panneaux photovoltaïques et un bureau de formation. De même, si l’on examine les appels à propositions et les appels d’offres liés aux autorisations et concessions en matière d’énergies renouvelables pour la période 2017 à 2019, on constate que les sociétés de développement n’en étaient alors qu’à leurs débuts46.
Par ailleurs, malgré l’existence de certains acteurs nationaux, la volonté de la Tunisie d’attirer les investisseurs étrangers tend à exclure les entreprises locales et les développeurs tunisiens : à titre d’exemple, le gouvernement donne la priorité aux entreprises étrangères ayant déjà développé des projets de même envergure avec la même technologie47. La sélection des projets est ainsi basée sur l’expérience préalable du développeur ou de ses sous-traitants, ainsi que sur la cohérence et la faisabilité du projet, ce qui privilégie de facto les investisseurs étrangers issus de pays à la pointe du développement de projets d’énergies renouvelables et disposant de moyens financiers plus importants.48
Dans le cadre du régime d’autorisation (projets de 10MW), sur les 22 projets qui ont bénéficié d’un accord de principe à l’issue des trois appels d’offres lancés entre 2017 et 2019, seule la moitié a des porteurs de projets tunisiens et seuls quatre projets sont exclusivement portés par des entreprises tunisiennes. En comparaison, cinq projets concernent exclusivement des entreprises françaises et trois des entreprises allemandes.49
Quant aux concessions pour la production d’énergie solaire, les cinq projets (pour un total de 500MW) sont attribués à des entreprises étrangères. La société norvégienne SCATEC Solar a remporté des appels d’offres pour trois projets, pour un total de 300MW.50
Nombre de projects obtenus par les entreprises selon a nationalité lors des appels d'offres entre 2017 et 2019 sous le régime de la concession
Puissance (MW) de la somme des projects obtenus (autorisation) par les entreprises regroupées par nationalité
Puissance (MW) des projects de production d'électricité obtenus (concession) par les entreprises en fonction de leur nationalité
Ainsi, si le secteur des énergies renouvelables mené par la Tunisie dispose de certains atouts en matière de développement de projets locaux, il reste trop faible pour mener à bien les projets de grande envergure attendus dans le contexte actuel. Ainsi, pour réduire sa dépendance, la Tunisie serait bien inspirée de promouvoir des projets de petite taille à l’échelle des ménages ou des communautés, plus adaptés à l’expertise locale et moins intensifs en termes de capitaux et de connaissances.
b) Les défis qui se posent à la promotion du développement local et à la réduction des inégalités régionales
Afin de garantir un développement des énergies renouvelables en Tunisie bénéfique pour l’économie locale, la loi de 2015 a été suivie de plusieurs autres lois et décrets. Il s’agit notamment de lois visant à créer un cadre incitatif pour les investissements dans les énergies renouvelables. La loi 2016-71 du 30 septembre 2016 relative aux investissements dans le domaine des énergies renouvelables, et le décret gouvernemental subséquent n°2017-389 du 9 mars 2017 relatif aux incitations financières, encouragent le développement régional ciblé et la création d’emplois locaux par le biais de projets d’énergies renouvelables. Ils créent également des avantages fiscaux pour encourager les entreprises à investir dans les régions marginalisées51 et à réinvestir une partie de leurs bénéfices.52
Or, plusieurs développeurs et investisseurs ont rencontré des difficultés pour trouver des financements et ont signalé des obstacles réglementaires et bureaucratiques à leur participation aux appels d’offres (également liés à la pluralité des institutions concernées).53
Les incitations fiscales et financières visent à apporter le développement aux régions marginalisées, où se trouvent la plupart des projets d’énergie renouvelable54. Cependant, le développement effectif de ces régions ciblées doit être évalué, en tenant compte notamment du risque de dépossession des communautés. En effet, en analysant la liste des entreprises éligibles pour l’installation de panneaux solaires dans le cadre du projet Prosol Elec55 (à des fins d’autoproduction), on constate que les entreprises basées dans des régions plus développées se distinguent. Sur 380 entreprises tunisiennes, seules 40 sont basées dans les régions ciblées (Jendouba, Beja, Kasserine, Gafsa, Tozeur, Kebili, Tataouine, Gabes, Kairouan, Sidi Bouzid, Kef), tandis que la plupart sont basées dans les régions de Tunis et de Sfax56. Cela signifie que les régions les plus développées récoltent la plupart des bénéfices du développement de ce secteur en accumulant plus de profits et en générant plus d’emplois, au détriment d’autres régions qui en ont le plus besoin.
Pour faire une estimation précise de la création d’emplois, il faut prendre en compte les emplois directs et indirects. Dans le cas des projets d’énergie renouvelable, les emplois directs couvrent les activités des domaines de la production d’énergie, de l’installation et de la construction, et de la maintenance, tandis que les emplois indirects comprennent la vente, l’ingénierie et la recherche, la formation, etc. La prévision de création d’emplois dans le domaine des énergies renouvelables est d’environ 3 000 emplois par 1000MW produits annuellement avec l’énergie solaire photovoltaïque. On estime que le nombre d’emplois supplémentaires pour l’ensemble du secteur des énergies renouvelables en Tunisie se situe entre 7000 et 20 00057. Toutefois, la majorité de ces emplois ne sont pas durables, la plupart d’entre eux n’étant nécessaire que pour la phase de construction et de démarrage des projets qui ne dure que quelques années (une moyenne de cinq emplois temporaires pour 1 MW d’énergies renouvelables est estimée dans cette phase), tandis que la maintenance des projets ne nécessite ensuite que très peu d’employés (une moyenne qui tombe à deux emplois durables pour 1 MW d’énergie renouvelable, principalement dans le domaine de la maintenance)58.
Par conséquent, les projets d’énergie photovoltaïque et éolienne à grande échelle ne sont probablement pas les mieux adaptés pour offrir de nombreuses possibilités d’emploi à long terme. En outre, le développement de la création d’emplois doit être soutenu par la stimulation de toutes les branches du secteur. À cet égard, la production locale des technologies requises pour les projets d’énergie renouvelable offrirait un fort potentiel de création de nouveaux emplois, car une faible dépendance à l’égard des importations implique davantage d’emplois59.
Par conséquent, malgré l’accent mis officiellement sur les régions marginalisées et la création d’emplois locaux, le risque existe que le cadre actuel finisse par s’approprier des terres dans les zones les moins développées afin d’y exploiter les ressources renouvelables, sans compensation appropriée pour les communautés locales, entretenant ainsi une dynamique coloniale interne60.
c) Droits sociaux et environnementaux des communautés locales : les nouvelles préoccupations à la lumière de la mobilisation du village de Borj Salhi
Dans la vision stratégique du secteur de l’énergie adoptée par le gouvernement en 2018, l’équité dans la distribution de l’énergie et la bonne gouvernance sont officiellement promues, à travers : la garantie d’un accès équitable à l’énergie dans chaque région, dans les meilleures conditions, le développement d’une politique de responsabilité sociale, la création d’une autorité de régulation et la mise en place d’un processus plus transparent.61
De plus, selon la loi 2015-12, la première étape requise pour un projet de production d’électricité à partir d’énergies renouvelables dans le cadre du régime d’autorisation, est la réalisation d’une étude de faisabilité. Cette étude doit comprendre une évaluation des impacts environnementaux et sociaux, qui doit être réalisée par un bureau d’études et comprendre au moins une description de base de l’état initial du site, la caractérisation du site et une description des zones voisines, une estimation de l’impact futur du projet sur la flore et la faune locales, et une estimation des impacts visuel et acoustique.62
Cependant, malgré ce cadre, les mesures sociales et environnementales ne semblent pas toujours respectées. En 2000, le premier projet d’éoliennes en Tunisie a été mis en place à environ 70 kilomètres de Tunis, dans le nord-est du pays, et a été suivi ensuite d’autres phases d’installation en 2003 et 2009. Cette centrale d’énergie renouvelable, qui comprend environ 40 éoliennes, fournit de l’électricité à 50 000 habitant∙e∙s. Pourtant, à Borj Salhi, le village dans lequel l’extension de 2009 a été mise en œuvre, les habitant∙e∙s ne bénéficient toujours pas d’un raccordement au réseau à haute tension ni d’un accès aux compteurs électriques de la STEG, et leur réseau détérioré subit de fréquentes coupures. Depuis plus de dix ans, la communauté villageoise voisine dénonce ainsi ce projet de centrale électrique, propriété de la STEG. L’extension de 2009 a provoqué une mobilisation sociale des habitant∙e∙s des villages voisins de la centrale. La proximité des éoliennes est l’une des premières raisons de leur mécontentement : l’éolienne la plus proche est située à moins de 50 mètres d’habitations et le bruit permanent affecte à la fois les habitant∙e∙s et les animaux. En ce qui concerne l’impact environnemental, les modifications du paysage ont entraîné une érosion du sol et un dépérissement des oliviers. Les villageois déplorent également le manque d’entretien des éoliennes par la STEG, qui entraîne des accidents techniques.
Au cœur du mécontentement se trouve l’absence de participation de la population aux décisions, alors que cette participation aurait permis de garantir l’appropriation du projet par la population locale et de prendre en considération les répercussions sur elle et sur les terres. Après la dernière réunion de négociation entre les villageois et la STEG en mars 2021, cette dernière s’est déclarée « prête à assumer pleinement [ses] responsabilités et à mettre fin à ce conflit qui dure depuis dix ans ». Cela dit, le dossier reste ouvert puisque la STEG n’a entrepris aucune autre action depuis lors.63
L’exemple du village de Borj Salhi montre que la sensibilisation du public, la participation et les droits des communautés locales, ainsi que la durabilité environnementale, ne sont toujours pas assurés face à d’autres intérêts. Dans les projets futurs, les impacts sur les droits sociaux et environnementaux des communautés locales devraient être étroitement surveillés, tant sur le papier que dans la pratique.