De cette ligne de financement, 210 millions de dollars ont été destinés à financer des projets relatifs à l’eau et l'assainissement au cours de la période 2012-2016, dont 100 millions de dollars pour l'eau et 110 millions de dollars pour l'assainissement (d’après la même source).
La Banque mondiale, à travers sa branche la BIRD et durant la période 2018-2019, a continué à financer le secteur de l'eau potable et des zones irriguée, à hauteur d’une moyenne de 23,7 millions de dollars par an, ce qui est modeste par rapport aux financements alloués au secteur de l’eau pendant les années 1960 et 1970.
Dans le domaine de l'eau potable, la Société tunisienne d'exploitation et de distribution de l'eau (SONEDE) a obtenu un financement de la Banque mondiale pour mettre en œuvre l'un de ses plus grands projets, à savoir l'acheminement de l'eau potable vers les centres urbains et le Grand Tunis. La banque avait financé la totalité de ce projet et de ses appendices, depuis son lancement en 2005 jusqu'en 2015. De fait, son coût initial, estimé à 59 millions de dollars, a atteint par la suite environ 79 millions de dollars, soit 217 millions de dinars, avec les 20 millions de dollars nécessités par les composantes supplémentaires du projet16.
Au cours de la période 2005-2015, la Banque mondiale a également œuvré à l'organisation de rencontres entre la Société tunisienne d'exploitation et de distribution de l'eau (SONEDE) et plusieurs bailleurs de fonds internationaux, sous l’égide de la Société Financière Internationale (SFI), qui représente la garantie financière pour les prêteurs.
Par ailleurs, la décision prise le 7 août 2023 par le Groupe de la Banque mondiale, représenté par la SFI, d’accorder une subvention d'environ 7 millions de dinars (soit 2,27 millions de dollars) à la Société des phosphates de Gafsa, peut être considérée comme un événement à la fois important et dangereux. Cette subvention est destinée à réaliser une étude relative au projet de « transport hydraulique » du phosphate, depuis les sites de production vers les sites de transformation. Selon la déclaration officielle, cette subvention vise plus précisément à aider la Société des phosphates de Gafsa à étudier des scénarios pour recourir à des techniques de pompage du phosphate avec de l'eau (provenant de l'usine de dessalement d'eau de mer dont la réalisation est prévue dans la région côtière de Skhira), et ce à partir du bassin minier. Le coût de ce projet colossal est estimé à environ 1100 millions de dinars17.
Seule une lecture approfondie de cette décision révèle clairement ce à quoi la Banque mondiale aspire en pénétrant le système d'exploitation des phosphates à travers ce projet. Il s’agit pour l’institution d’imposer à la Société des phosphates de Gafsa des partenariats avec les capitaux étrangers, qui joueront un rôle dans la gestion du projet au niveau de la réalisation et de l'exploitation. La Banque mondiale initiera ainsi une privatisation progressive du secteur stratégique des phosphates, en feignant de s’intéresser à la crise de l'eau dans le bassin minier.
On peut donc avancer que les financements actuels de la Banque mondiale, ou sa garantie de fonds au profit de l'institution publique en charge de la gestion de l'eau potable en Tunisie, témoignent d’un virage stratégique dans la politique de la banque et l’intérêt qu’elle porte au secteur de l'eau, et dont l’objectif diffère sensiblement des prêts accordés par le passé. La Banque mondiale et plusieurs autres bailleurs de fonds, comme la Banque allemande de développement (KFW), ont en effet développé un nouveau discours autour de l’eau potable. Leurs objectifs se concentrent désormais sur la gouvernance de l’institution en charge de la gestion de l’eau d’une part, et sur la nécessité affirmée d’appliquer les prix réels de l’eau potable d’autre part. Cette ligne directive témoigne d’une l’orientation directe vers la privatisation future du secteur de l'eau potable.
Politiques de la Banque Mondiale dans le domaine de l'assainissement
Le secteur de l'assainissement en Tunisie a connu plusieurs évolutions depuis son lancement en 1974 avec la création de l'Office national de l'assainissement (ONAS), qui était alors chargé de la collecte et du traitement des eaux usées dans les villes. Puis, à partir de 1993, l’ONAS a hérité du mandat de la protection du milieu hydrique en général, ce qui représentait un changement qualitatif dans les missions de cet établissement public. On peut attribuer cette mutation à deux facteurs principaux :
- Le rattachement de l'Office national de l’assainissement au ministère de l'Environnement, qui lui a donné une dimension environnementale lui permettant d'obtenir des financements importants, notamment après le Sommet de la Terre de Rio en 1992.
- Le rôle de la Banque mondiale comme principal bailleur de fonds pour les projets d'assainissement.
À ce propos, le Groupe de la Banque mondiale a financé la construction d'importantes stations de traitement des eaux usées, comme le projet d’aménagement et d'extension de la station d'épuration de Chotrana, au nord de la capitale Tunis (1996-1999), dont la capacité de traitement, après extension, a atteint 40 000 m³ par jour, en plus de l’installation d’un digesteur des boues en vue de leur compostage. Le coût de ce projet, financé par un prêt de la Banque mondiale, était d'environ 40 millions de dinars (environ 32 millions de dollars à l'époque). La Banque mondiale a également financé le projet de la station d’Al-Attar à l’ouest de la capitale, pour un coût de 130 millions de dinars (environ 104 millions de dollars en 2005). Cette station est considérée comme la plus grande du pays, avec une capacité d’épuration de 60 000 m³/jour. Elle a permis de raccorder environ 600 000 habitants des quartiers ouest de Tunis au réseau public des égouts18.
La Banque mondiale a également financé une station d'épuration des eaux usées dans le nord de la ville de Sfax, ainsi que plusieurs autres petites et moyennes stations dans les gouvernorats de Sousse, Monastir, Kairouan et Tataouine. Elle a aussi consenti à octroyer des fonds pour un projet de canal marin d’évacuation des eaux traitées dans la station d'épuration de Sousse-Nord. De plus, l’institution a financé plusieurs études liées au développement des services d'assainissement et à l'utilisation des eaux traitées dans les activités agricoles19.
Par ailleurs, depuis 1995, la Banque mondiale apporte un appui technique et logistique à l'ONAS dans le domaine de la privatisation des services d'assainissement, ou ce qu'on avait appelé initialement « l’essaimage », lancé en 1997 dans le cadre de la restructuration de l'Office. Depuis le lancement du Programme national de gestion des déchets en 1996, la Banque mondiale a aussi œuvré à relier organiquement le domaine de l'assainissement et celui de la gestion des déchets solides, afin d’ouvrir la voie au secteur privé dans ces deux secteurs, dans le cadre de partenariats entre les secteurs public et privé.
Pour que cette politique paraisse émaner de propositions locales, la Banque mondiale a fait en sorte de créer un groupe d’« experts » locaux chargés de réaliser des rapports et autres études louant les avantages de la privatisation du secteur des eaux usées et de la gestion des déchets, sous diverses formules et intitulés. La plupart de ces « experts » occupaient des fonctions importantes dans l'administration publique, et disposaient donc de suffisamment de relations et de données pour infiltrer l'administration et convaincre du bien-fondé des orientations de la Banque mondiale. À titre indicatif, citons quelques-unes de ces études : « De l’essaimage à la concession dans le domaine de l'assainissement », ONAS, 1999 ; « Faisabilité économique du centre de traitement des déchets dangereux », Agence nationale de gestion des déchets, 2000 ; « Mécanismes financiers et fiscaux d’encouragement du secteur privé dans le domaine environnemental : le Fonds de lutte contre la pollution comme modèle », ministère de l'Environnement et du Développement durable, 2005.
L’objectif de toutes ces pressions directes et indirectes exercées par la Banque mondiale et ses « experts locaux » sur le secteur de l'assainissement, était la révision du Code des eaux promulgué par la loi n° 75-16 du 31 mars 1975. Ce texte a été révisé dans le cadre de l'ouverture de la gestion de l’eau au secteur privé, même progressivement, par la loi n° 2001-116 du 26 novembre 2001. L’article 86 du Code alors amendé stipule que l’eau est une richesse nationale qui « doit être développée, protégée et utilisée de manière à garantir une suffisance durable »20. De son côté, l’article 88 stipule explicitement qu’« il est possible d’autoriser la production et l’utilisation des ressources en eaux non conventionnelles (eaux usées traitées) qui remplissent les conditions de consommation et d’utilisation de l’eau, et ce, en faveur du privé ou au profit d’autrui dans une zone industrielle ou touristique intégrée et précise ».
La station d'épuration des eaux usées du gouvernorat de Tataouine, construite grâce à un financement de la Banque mondiale, a été la première à être confiée à une entreprise privée pour exploitation. Cela signifie officiellement l’ouverture de toutes les activités principales et secondaires de l'établissement public au secteur privé dans le cadre d'une concession. L'entreprise française Segor a été la première à obtenir ce type de concession21.
L'exploitation des stations d'épuration des eaux usées a continué à être cédée au secteur privé dans de nombreuses villes jusqu'en 2010, à l’exception des petites stations qui, en raison de leur rendement économique limité, n’intéressaient ni les entreprises privées, ni la Banque mondiale et ses orientations politiques.
Après la promulgation de la loi n°2015-49 du 27 novembre 2015 relative au partenariat entre secteurs public et privé, la Banque mondiale a finalement réussi, en mai 2023, à établir le premier partenariat entre le secteur public, représenté par le l'ONAS, et le secteur privé étranger représenté par la société française Suez, le géant de l'eau et de l'assainissement en Afrique. Ce partenariat s’est traduit par un prêt de 126 millions de dollars, soit environ 377 millions de dinars tunisiens22.
Ce prêt est destiné à mettre en place un projet pour créer, exploiter et développer 15 stations d'épuration dans les gouvernorats de Tunis et de l'Ariana dans le nord du pays, et de Sfax, Gabès, Médenine et Tataouine dans le Sud-Est. L’objectif étant de développer l’épuration des eaux usées dans ces stations en y ajoutant un traitement tertiaire, afin que les eaux soient conformes aux normes exigées pour leur réutilisation dans les activités agricoles.
Mais pourquoi la Banque mondiale n'a-t-elle pas accordé ce prêt directement à l'établissement public, afin qu'il puisse apporter des améliorations lui permettant de produire à l'avenir des eaux traitées conformes aux normes, et donc utilisables à des fins industrielles et agricoles ? La réponse est simple : parce que la politique de la banque ne vise pas à soutenir les capacités des institutions publiques, mais plutôt à les affaiblir au profit du secteur privé, notamment étranger. La réussite du secteur privé à infiltrer le domaine de l'assainissement, depuis plus de vingt ans, a également facilité l’engagement de la Banque mondiale dans le projet de ce grand partenariat public/privé en Tunisie.
Après avoir passé en revue l’ensemble des prêts, subventions et interventions techniques et logistiques de la Banque mondiale dans les domaines de l’eau et de l’assainissement, il est nécessaire de décrire et d’analyser les répercussions de ces politiques, et leurs effets directs et indirects sur les secteurs de l’eau et de l’assainissement.