La crise de l'électricité au Soudan Entre solutions hâtives et opportunités de transition énergétique durable
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Ces dernières années, le secteur de l'électricité au Soudan est en crise : 60 pour cent de la population soudanaise vit sans électricité. Quelle est la voie à suivre pour parvenir à une solution urgente, durable et réalisable ?
La crise
Depuis plusieurs années, le secteur de l’électricité au Soudan est en proie à une crise : en plus des 60 % de la population soudanaise qui ont vécu dans l’obscurité la plus totale, des millions de Soudanais·es souffrent aujourd’hui de coupures de courant incessantes, dans la mesure où la capacité électrique disponible ne parvient à couvrir que 60 % de la demande1. À cela s’ajoute, les fréquentes augmentations des tarifs, qui atteignent parfois 13 000 % pour certaines catégories sociales, et qui participent à exacerber cette crise.
Plusieurs facteurs liés aux questions d’approvisionnement de consommation ont provoqué la détérioration de la situation actuelle. Afin d’appréhender cette dernière, il est nécessaire de revenir en arrière, et d’identifier les principales transformations politiques, impliquant les gouvernements civils et militaires, qui se sont succédées tout au long de l’histoire moderne du Soudan. Il est également primordial d’examiner les politiques énergétiques mises en place pendant l’époque coloniale, ainsi que leurs impacts ultérieurs sur le secteur de l’énergie. En outre, ce papier cherche à révéler l’étendue de la vulnérabilité environnementale relative à la production et à la consommation d’énergie au Soudan et son lien avec la transition énergétique durable. Enfin, cette étude cherche à interroger le rôle que pourrait jouer le secteur de l’énergie afin de répondre aux slogans politiques, formulés lors de la révolution du peuple soudanais de décembre 2018, et résumés dans ces mots lapidaires : liberté, paix et justice.
L’approvisionnement
Les deux principales sources d’électricité du Soudan proviennent de l’énergie hydraulique et thermique, avec une capacité actuelle de 3,5 gigawatts produits à quasi-égalité par chacune des deux sources.2 Selon les estimations de 2018, l’approvisionnement en électricité à partir du réseau national, ne bénéficiait qu’à 32 % des Soudanais·e.s, dont une majorité reste concentrée dans les espaces urbains. Cette répartition géographique inégale exclut les cinq États fédéraux du Darfour et la région du Kordofan-Sud, où les aires urbaines sont alimentées par des réseaux locaux qui fonctionnent en moyenne six heures par jour.3 Ces mêmes territoires sont le théâtre de conflits fréquents, une situation engendrée dans une large mesure par les disparités historiques de développement.
a) Colonialisme et développement inégal
Le Soudan est marqué par de graves disparités de développement, remontant à l’époque coloniale, et liées en grande partie à la diversité culturelle du pays . Cette diversité a donné lieu à une séparation entre le nord du Soudan et les régions méridionales du pays, notamment certaines régions du Darfour, du Kordofan et du Nil Bleu,4 en vertu de la loi « sur les zones fermées » (Closed Districts Ordinance). De vastes portions de territoire et divers groupes de population sont restés à l’écart du développement socio-économique, et ce, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1946. Seulement avant la déclaration d’indépendance en 1955, une guerre éclate entre le nord et le sud du Soudan. Les disparités de développement à l’échelle nationale et le monopole du pouvoir détenu par le nord, seront parmi les principales raisons du déclenchement de ce conflit.
Les politiques coloniales ne se sont pas arrêtées avec l’indépendance. Les conflits en résultants, ont perduré et provoqué des limitations au niveau de la représentativité politique, mais aussi à l’apparition d’un régime à caractère religieux, après le premier coup d’État militaire de 1958.5 Cette situation s’est poursuivie et a atteint son apogée sous le gouvernement militaire qui a régné de 1989 à 2010. Au cours de cette période, les dirigeants militaires du pays ont fait de ce qui est connu localement sous le nom de “triangle de Hamdi”, territoire regroupant les régions de Dongola, al-Abyad et de Sennar, le cœur de leur politique de développement. Cette zone géographiquement limitée était considérée comme étant, d’une part, culturellement homogène et, d’autre part, propice à la formation d’une alliance arabo-islamique, censée constituer le noyau dur d’un État homogène et efficace, capable de surmonter les divisions géographiques du pays. C’est ainsi que l’État construisait sa légitimité idéologique, qui repose sur la marginalisation du développement, alors même que l’exclusion culturelle et religieuse morcelait le Soudan.6 Pendant cette période, l’approvisionnement en électricité constituait l’un des services publics les plus importants revêtait par là même une dimension intrinsèquement politique : il servait à asseoir le pouvoir des dirigeants militaires du pays.
Ce bref contexte historique est essentiel pour étudier les dynamiques actuelles d’approvisionnement en électricité, comme le montre la figure 1.
Les conséquences de l’héritage colonial au Soudan, se manifestent aussi lourdement au niveau du secteur de l’énergie, à travers les projets de mise en place de barrages hydrauliques. Un aperçu rapide de l’histoire de la construction des barrages, montre qu’elle demeure liée et conditionnée par le colonialisme anglo-égyptien. On constate en ce sens que les études sur la deuxième cataracte du Nil ont commencé en 1897, c’est-à-dire avant l’arrivée des colons britanniques à Khartoum. Cela révèle l’importance que revêt le contrôle des eaux du Nil, pour la puissance coloniale. Dès la première période de la colonisation, les chutes d’eau ont fait l’objet d’études préparatoires, avant qu’une stratégie détaillée ne soit élaborée en 1904. Ces études ont été menées conformément aux impératifs coloniaux de l’époque, qui visaient entre autres à stocker l’eau au profit du développement de l’agriculture en Égypte puis au Soudan, afin de fournir aux puissances coloniales des produits agricoles à moindre coût.
Sir William Garstin, un scientifique renommé qui a étudié l’hydrologie du Nil et qui a longtemps travaillé en Inde et en Égypte, fut chargé d’étudier les possibilités de stockage de l’eau sur le fleuve. Garstin sera le premier à planifier la construction de barrages sur le lac Albert (situé en Ouganda et s’étendant jusqu’à la République démocratique du Congo) et sur le canal de Jonglei au Sud-Soudan. Le scientifique britannique souligna la nécessité de construire un barrage sur le lac Tana en Éthiopie, ainsi qu’un autre barrage sur la rivière soudanaise Atbara , afin de réguler le débit des eaux du Nil. Il évoqua également la possibilité de tirer parti des terres situées entre le Nil Bleu et le Nil Blanc grâce au projet de la Gezira. Pour ce faire, Garstin propose de construire le réservoir de Sennar au Soudan. En 1904, il publie un rapport contenant diverses propositions, appelant notamment à la construction de projets en Égypte.7 Assurer le stockage de l’eau au profit de l’Égypte constituait l’une des motivations du projet colonial britannique en terre soudanaise.
L’ambition coloniale propre au développement agricole en Égypte, reposait sur la préservation de l’eau et sur la protection du pays contre les inondations, surtout après la survenue des grandes inondations de 1945-1946.8 Ceci est par ailleurs révélé dans le rapport de 1946, qui traite de l’entretien futur du Nil, et qui contient une analyse détaillée à propos du stockage des eaux du fleuve dans des réservoirs. En outre, un rapport de 1953 intitulé “Contrôle des eaux du Nil” et le rapport de 1954 de H. A. Morris, alors conseiller du gouvernement soudanais en matière d’irrigation,9 font brièvement allusion à la production potentielle d’énergie grâce au Nil. De même, les documents officiels le Dams Implementation Unit (l’unité de mise en œuvre des barrages), montrent clairement que l’entreprise coloniale avait, depuis les années 1940, élaboré des plans pour stocker l’eau en Égypte, le projet de construction du barrage de Merowe au Soudan fut délaissé au profit de la construction du celui d’Assouan, destinée à renforcer la présence coloniale sur le territoire égyptien.10 Un nouvel objectif motivait dès lors la construction des barrages : il ne s’agissait plus d’emmagasiner uniquement de l’eau au bénéfice de l’Égypte, mais de produire également de l’électricité. Cette dynamique commença à s’imposer et à prendre place clairement, après la publication du rapport de la Banque mondiale de 1983, dans lequel furent détaillées les possibilités d’utiliser les barrages pour la production d’électricité.11 Par la suite, le “gouvernement du salut” (1989-2019)12 s’appuiera sur ces études pour orienter tous ses projets vers l’unique objectif, consistant à produire de l’électricité.
Le contenu des récents projets des différents gouvernements nationaux, et plus particulièrement ceux qui concernent la mise en place de barrages sous le règne d’Al-Bachir (1989-2019), ne diffère pas beaucoup de la vision coloniale que nous retrouvons dans le rapport de Garstin. Rapport qu’il achèvera après plus de cinq ans de travail continu sur le terrain, et qui aboutira à une stratégie d’exploitation maximale des eaux du Nil, développée comme mentionné plus haut, en fonction des priorités coloniales de l’époque, à savoir stocker l’eau nécessaire à l’expansion agricole en Égypte, suite à l’échec de toutes les mesures adoptées jusqu’alors.13
La transformation majeure que connaîtra la seconde moitié du XXe siècle, réside dans le changement d’objectif quant à l’exploitation des eaux du Nil, qui passera du stockage de l’eau à des fins d’expansion agricole en l’Égypte, à la volonté de produire de l’électricité via la construction de barrages, et d’atteindre ainsi des objectifs de développement. Les anciens projets coloniaux sont ici recyclés sous le masque du développement, censé être porteur de promesses en termes de production d’électricité. Or, ces dernières ne se vérifieront nullement en théorie et résisteront à toute réalité empirique.
Au début du règne d’Al-Bachir (1989-2019), l’isolationnisme et le blocus économique réduisirent considérablement les possibilités de développement des services. Peu après, à l’aube des années 2000, des gisements de pétrole seront découverts au Soudan tandis qu’un règlement politique sera signé avec les plus grands mouvements et partis politiques. Ces deux événements permettront de générer un excédent économique qui se traduira par la fourniture de divers services, notamment dans le secteur de l’énergie. Les accords de paix et la sécession du Soudan du Sud, montreront pourtant que cette période charriera son lot de défis politiques. La priorité du gouvernement sera alors de maintenir Al-Bachir et l’islam politique au pouvoir. Cela se reflétera dans les politiques énergétiques du gouvernement, qui joueront un rôle résolument politique.
Afin de maintenir le pouvoir en place, la stratégie du gouvernement d’Al-Bachir au début des années 2000 consistera à mobiliser les réseaux communautaires à des fins politiques. Cette initiative, qui constituera l’un des plus grands projets politiques jamais vus au Soudan, visait alors à transférer les opérations de production et de distribution d’électricité au centre du pays, dans le Triangle de Hamdi. En développant le réseau de distribution d’électricité destiné au secteur résidentiel dans cette zone, le gouvernement entendait s’assurer un soutien politique. Dans ce contexte, le barrage de Merowe agirait comme un élément salvateur, devant guider le Soudan de l’obscurité vers la lumière et le développement, comme l’annoncera Al-Bachir dans son discours d’inauguration du barrage : “Le barrage de Merowe est le projet du siècle, le projet du début de la fin de la pauvreté, et le projet du grand lancement du puissant État du Soudan”.14
Le gouvernement d’Al-Bachir présentera le barrage de Merowe comme un projet de développement important, et tentera d’en faire une réponse envers les agissements de la Cour pénale internationale de 2009, lors de la cérémonie d’inauguration du projet. Au cours du même discours d’inauguration du barrage, Al Bachir déclarera, en s’attaquant à ladite Cour : “ils rendront leur jugement demain, et après cela, ils rendront un deuxième et un troisième jugement, mais les gens n’y prêteront pas attention ; ils seront préoccupés par des décisions pendant que nous continuerons à nous développer”.15 À l’époque, “le barrage est la solution” devint le slogan des partisans d’Al-Bachir.16 Mais la désillusion arriva bien vite, lorsque les coupures d’électricité toujours plus nombreuses, et l’augmentation des coûts de cette énergie, devinrent une réalité lourde et flagrante.
Le gouvernement soudanais confia la majorité des opérations de construction et de commercialisation de l’électricité à des entreprises pro-régime. Chose qui occasionnera une augmentation des coûts de construction, suite à l’accroissement de la corruption, du népotisme et de l’absence de contrôle. La construction du barrage de Merowe génèrera une dette exorbitante d’environ 3 milliards de dollars, alors même que la capacité du barrage à produire de l’énergie électrique manquera aux promesses faites au début du projet : lors de son inauguration, il avait été proclamé que le barrage produirait 1 250 mégawatts, mais sa capacité réelle ne dépassera pas finalement les 600 mégawatts.17
Le manque de transparence autour du projet sera déterminant dans l’augmentation de ses coûts environnementaux. Le gouvernement confia les travaux d’ingénierie à la société allemande Lahmeyer International, préalablement condamnée à propos d’affaires de corruption liées à des projets hydrauliques dans les hauts plateaux du Lesotho, en Afrique australe,18 En réaction, la Banque mondiale avait alors interrompu ses relations avec l’entreprise pendant sept ans. Ce qui ne l’empêchera pas de trouver des alternatives dans des pays comme le Soudan, ainsi que des financements où la transparence est rarement une condition prioritaire. L’entreprise continuera de travailler en tant que consultante en ingénierie pour d’autres projets de barrages, et étendra ses activités pendant l’ère du “régime du salut”.19 La construction du barrage de Merowe, s’accompagnera de manquements, notamment au niveau des études d’impact environnemental, qui ne seront d’ailleurs approuvées qu’en 2007. Un rapport sur la situation environnementale au Soudan, publié après le conflit armé qui marqua le pays entre 1983 et 2005, a clairement montré que le gouvernement ne respectait pas ses propres normes juridiques lors de l’approbation des études d’impact environnemental.20
Les études présentées initialement aux autorités compétentes du Soudan, ne furent pas approuvées car elles ne respectaient pas plusieurs critères fondamentaux. Cela a exercé une pression sur les bailleurs de fonds pour mettre fin au financement de ces projets. En conséquence, le gouvernement a annoncé un remaniement ministériel lors duquel le ministre et tous les membres des administrations impliquées dans l’approbation des rapports d’impact environnemental seront révoqués. Les études quant à elles seront approuvées près d’une semaine après la nomination du nouveau personnel ministériel. Cela démontre que le barrage de Merowe soulevait un enjeu politique crucial. L’approbation de ces études témoigne également de toute l’inattention portée aux coûts environnementaux et sociaux, qui résultent de la construction de barrages, et qui occasionnent entres autres une augmentation des taux d’évaporation (atteignant dans le cas du barrage de Merowe, environ 1,5 milliard de mètres cubes d’eau par an)21. De même, l’augmentation générale du nombre de lacs artificiels créés au Soudan, a eu un impact évident sur la production des cultures vivrières et des vergers dans les zones situées au nord du barrage de Merowe. Cette situation a également contribué au déplacement de dizaines de milliers de personnes, condamnées à l’exil après avoir perdu leurs moyens de subsistance.22
Quelques années s’écoulèrent à peine, pour qu’une opération visant à augmenter la hauteur du barrage de Roseires (situé dans l’État du Nil Bleu, à environ 550 km au sud-est de Khartoum), soit annoncée, en 2013. Par la suite, les barrages d’Upper Atbara et de Setit seront achevés en 2017, dans les États de Kassala et, à environ 460 km à l’est de Khartoum. Sur le papier, ces deux barrages devraient produire respectivement 280 et 320 mégawatts d’électricité. Divers projets au Soudan seront construits grâce à des prêts provenant des fonds étatiques des pays du Golfe et de la Chine. Mais de nombreux·ses spécialistes ont mis en doute l’utilité de ces financements relatifs aux projets hydroénergétiques, dans la mesure où la Chine n’accorde des prêts au Soudan qu’à la condition d’attribuer les contrats de construction des barrages aux entreprises publiques chinoises. Quant aux pays du Golfe, ils ne fournissent de prêts qu’en contrepartie de terres fertiles, capables de combler leurs besoins en matière de sécurité alimentaire.23
Le financement par emprunt est l’une des principales problématiques qui se pose au Soudan, lorsqu’il s’agit d’aborder les projets de production d’énergie, et plus spécialement ceux qui ont trait aux barrages. Au lieu de mobiliser les ressources intérieures du pays en recourant à des financements fondés sur une fiscalité progressive, de créer des sociétés publiques d’actionnaires ,et de donner la possibilité à la population de contribuer aux projets de manière participative, afin d’en tirer des avantages collectifs, l’État a préféré recourir à des financements qui non seulement restreignent l’exercice de la souveraineté nationale sur des projets stratégiques, mais qui participent également à alourdir le poids de la dette.
Des projets tels que la construction du barrage de Merowe, le rehaussement du réservoir de Roseires et la construction des barrages d’Upper Atbara et de Setit, sont des exemples qui montrent clairement comment se déroulent ces opérations d’emprunt. Des entreprises chinoises ont obtenu les contrats de construction pour ces projets, tandis que l’Arabie saoudite a acquis plus d’un million d’acres (404 700 hectares) de terres soudanaises pour une période de 99 ans. La superficie des terres acquises par l’Arabie saoudite équivaut à la superficie totale sur laquelle sera déployé le nouveau projet Upper Atbara, mis en place sur des terres fertiles que l’Arabie saoudite souhaite exploiter pour assurer sa sécurité alimentaire.24 Les habitant·es de cette zone ont été expulsé·es de leurs terres et ont reçu en échange une compensation injuste : celles et ceux qui possédaient moins de 10 acres agricoles (environ 40 468 mètres carrés) ont reçu une parcelle résidentielle de 300 mètres carrés, et celles et ceux qui possédaient plus de 10 acres ont reçu deux parcelles résidentielles d’une superficie totale de 600 mètres carrés.25 Ainsi, outre le fait que près de 700 000 citoyen·nes aient été déplacé·es de force de leur domicile, la population de cette région a perdu également ses terres agricoles, et les berger·es ne peuvent plus utiliser les chemins naturels d’accès au pâturage, où paissaient plus de 7 millions de têtes de bétail.26
Le rendement énergétique de ces projets hydroélectriques demeure ainsi résiduel, du moment que l’on se garde en tête la démesure de leurs coûts économiques, sociaux et environnementaux . Ces projets ont exacerbé les inégalités de développement, et ont provoqué la perte des moyens de subsistance traditionnels d’une grande partie de la population. En outre, les zones situées à proximité de ces barrages, comme les localités d’Al-Buhaira et d’Azaza près du réservoir de Roseires, ainsi que la plupart des villages situés sur les rives de l’Atbara, n’ont accès ni à électricité ni à un approvisionnement régulier en eau. Ces projets hydroénergétiques créent ainsi des zones sacrifiées au profit du “développement”, et de l’accumulation capitaliste qui profitent à d’autres espaces. Tout cela contribue à reproduire les disparités de développement, à creuser les inégalités héritées du passé et à renforcer les conflits, de nature et de degrés différents.
b) Les solutions hâtives
En plus de priver l’accès au réseau d’électricité national à plus de 60 % de la population soudanaise, le déficit d’approvisionnement national s’est encore creusé, sous l’influence de l’augmentation, relativement élevés des taux de consommation annuels d’électricité (de 10 % par an en moyenne). En conséquence, le secteur de l’énergie a subi des pressions pour pouvoir fournir davantage de capacité électrique. La construction de nouvelles centrales thermiques, qui dépendent fortement de combustibles importés, a permis d’apaiser les tensions, et plus de 1 500 mégawatts ont été produits entre 2008 et 2019. Le coût d’achat des combustibles a été estimé à 1,3 milliard de dollars en 2017, et le soutien financier octroyé au secteur par le gouvernement a atteint 15 % des dépenses de l’État.27 Ces centrales ont généré d’importantes émissions de carbone, qui avoisinent 6,25 millions de tonnes de dioxyde de carbone.
La rapidité et le coût initial relativement faible, qui ont accompagné l’inauguration des nouvelles centrales thermiques, ont eu tendance à occulter d’importants défis opérationnels auxquels est confronté le pays. Ce dernier a perdu plus de 75 % de ses réserves pétrolières et des bénéfices qui en découlent, suite à la sécession du Soudan du Sud en 2011. Cet événement a rendu le Soudan largement dépendant des importations de carburant, tout en l’exposant à la volatilité des taux de change et à l’accélération de l’inflation. En plus de provoquer l’augmentation des prix de l’électricité, l’expansion de la production thermique ne tient pas compte de ses impacts environnementaux négatifs, ce qui entraîne une augmentation significative des émissions de gaz à effet de serre, responsable du changement climatique.
Les méthodes de production hydroélectrique sont restées au cœur des futurs plans d’approvisionnement en électricité du Soudan, quoique de façon moindre. Le “régime du salut”28 a exprimé à plusieurs reprises sa volonté de faire construire plusieurs grands barrages sur le Nil au nord de Khartoum, dans les régions de Dal, Kajbar et Al Sheraik, situées sur les deuxième, troisième et cinquième cataractes du fleuve, dans le nord du pays. Ces barrages devraient avoir une capacité d’exploitation totale combinée de 990 mégawatts, et viendraient s’ajouter à d’autres projets implantés à Daqash, Muskrat, Sheri et Sablouka.29 Mais ces projets rencontrent plusieurs défis, qui ont trait au rejet généralisé, dont fait part les populations de ces régions à leur égard. En effet, pour les communautés locales, ces projets seraient inutiles et provoqueraient probablement l’inondation de la plupart des zones habitables, agricoles et archéologiques, qui s’étalent du nord de Khartoum jusqu’à Wadi Halfa. Les populations locales contestent également le coût élevé de ces projets, par rapport au rendement qui en est attendu. Par ailleurs, le projet de construction du barrage de la Renaissance, qui ambitionne de stabiliser les débits annuels des eaux, en agissant sur la géographie du Nil, annihile toute l’utilité que pourraient détenir les projets hydroénergétiques, mentionnés plus haut.
Pour toutes ces raisons, le plan sectoriel, qui vise à assurer un approvisionnement en électricité à 80 % d’ici 2031, ne semble guère détenir les moyens de son ambition.30 Outre le manque de capacité électrique disponible, le coût élevé de l’extension des réseaux de transmission et de distribution, condamne encore une grande partie de la population à vivre dans le noir. Comme le montre la figure 1, les lignes d’approvisionnement en électricité sont concentrées au milieu et au nord du pays, c’est-à-dire, au sein du centre historique du pouvoir économique et politique du Soudan.
S’il existe bel et bien des similitudes entre le Soudan et certains pays d’Afrique subsaharienne, en termes de déclin des taux d’électrification et de densité de la population, il faut dire que le Soudan n’a pas réussi contrairement aux autres pays, à créer des marchés et des industries prospères basé·es sur des alternatives énergétiques variées. Cela résulte en partie de l’isolement international dans lequel se trouvait l’ancien régime, notamment après les sanctions imposées par les États-Unis. Par exemple, comparé à la Tanzanie,31 qui compte 109 centrales solaires d’une capacité totale de 158 mégawatts, le Soudan ne possède qu’une seule centrale, d’une capacité ne dépassant pas les 5 mégawatts. Le premier projet d’énergie solaire a été lancé au Soudan en 2014, en partenariat avec les banques locales, et reposait sur le modèle du système solaire domestique (solar home system). Le projet a d’abord ciblé 100 utilisateur·trices, avec une capacité de 100 watts par utilisateur·trice, l’objectif étant d’atteindre une capacité totale de 110 mégawatts d’ici 2031.32 Selon le dernier rapport du projet, 1500 foyers ont pu bénéficier de ce service en 2018.33
Ce n’est qu’en 2020 qu’une première centrale solaire, d’une capacité de 5 mégawatts, sera créée à El Fasher, capitale de l’État du Nord-Darfour, et l’une des principales villes de cette région.34 D’un autre côté, la création d’une centrale jumelle située dans la ville d’Ed Daein au Darfour, a rencontré divers obstacles qui continuent de contrarier son achèvement, notamment des problèmes liés au financement, des retards dans la réception des matériaux de construction et d’équipements, ainsi que quelques cas de vol d’équipements. Les deux centrales ont été financées par la société soudanaise de production d’hydroélectricité et d’énergie renouvelable (SHG&REC), et mises en œuvre par l’entreprise privée locale, Top Gear.35
Si la crise qui touche actuellement le secteur de l’électricité remonte à l’ère d’Al-Bachir et à la corruption généralisée qui en découla, le gouvernement de transition de 2018 l’a également aggravée, aussi bien de manière directe qu’indirecte. De manière générale, la doctrine néolibérale de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire International (FMI) a dicté toutes les réformes macroéconomiques que mettra en œuvre le gouvernement de transition. Abdallah Hamdok, premier ministre et ancien agent des Nations unies, ne s’est absolument pas opposé à cette vague néolibérale, arguant même que ces réformes constituaient des conditions préalables à l’allègement de la dette et à l’obtention de nouveaux prêts et subventions.36 De plus, le flottement de la livre soudanaise, et la levée des subventions sur les produits de base, ont entraîné une chute de la valeur de la livre par rapport au dollar, actuellement de l’ordre de 570 livres pour un dollar, contre 55 livres pour un dollar en janvier 2021. Le flottement de la monnaie a également entraîné une augmentation considérable du prix du carburant, qui est passé de 100 à 2500 livres par gallon de pétrole.37
De manière plus directe, le gouvernement de transition a desservi la dynamique d’électrification, en appliquant les réformes économiques néolibérales au secteur de l’électricité directement. La mise en œuvre de ces réformes, intervenue à une période critique, dépendait d’une coordination et d’une planification particulièrement efficaces, qui manquaient pourtant à l’appel. L’échec du secteur public en matière d’électricité, s’est alors doublé par l’impact négatif que subiront les usager·es, victimes des réformes injustes et de leur mauvaise application. La situation s’est encore aggravée après le coup d’État du 25 octobre 2021, à la suite duquel toute aide étrangère sera suspendue. Soumis à une pression croissante, le trésor public accéléra dès lors la mise en œuvre d’une série de réformes défaillantes.
Consommation
Le changement du mode de vie de la classe moyenne urbaine au Soudan, est l’une des manifestations les plus importantes que provoquera la période pétrolière du pays (1999-2011). La capitale du Grand Khartoum, qui concentre 20 % de la population soudanaise (environ 9 millions d’habitant·es),38 ainsi que la majorité des industries, services et activités commerciales, absorbe à elle seule 60 % de l’approvisionnement en électricité du pays. Soixante pour cent de la consommation électrique profitent également au secteur résidentiel, dont l’architecture semble se calquer de plus en plus sur le modèle dubaïote et des autres grandes villes de la région du Golfe. L’architecture traditionnelle, qui utilise des matériaux terreux, et qui s’articule autour de cours spacieuses et bien ventilées, adaptées au climat désertique du Soudan, s’est vue remplacer par des jungles bétonnées composées de bâtiments verticaux et mal ventilés. Ces transformations architecturales urbaines, ont rendu une grande partie des citoyen·ne.s totalement dépendant·es de la climatisation, qui dépend à son tour d’une énorme consommation en termes d’énergie, de telle sorte que les taux de demande en électricité sont deux fois plus élevés en été qu’en hiver. Cependant, contrairement à Dubaï, il n’existe aucune loi pour réglementer le domaine de la construction des bâtiments ou encore de la fabrication et de l’importation des appareils électriques. La consommation moyenne d’électricité d’un seul ménage mensuellement du Grand Khartoum est de 308 kWh, soit près de six fois la moyenne consommée par la région subsaharienne.39 On comprend à partir de là, qu’il devient absolument nécessaire pour l’État, d’améliorer la capacité énergétique du pays.
En ce sens, les taux élevés de consommation électrique en milieu urbain, ont exercé une pression sur le secteur énergétique, mais aussi une pression politique sur le gouvernement, pour garantir que ce dernier puisse fournir un approvisionnement plus stable. Cela a poussé le secteur de l’électricité à opter pour des solutions hâtives, comme l’augmentation significative de la capacité thermique du pays, déjà mentionnée plus haut. Cette solution faisait préalablement partie du plan quinquennal élaboré en 2018 sous le règne d’Al-Bachir, qui proposait d’augmenter la capacité énergétique disponible de 8,7 gigawatts supplémentaires, dont 60 % proviendraient de centrales thermiques. Dans son rapport publié à la mi-2019, la Banque Mondiale présentera une analyse de cette stratégie, en établissant un état des lieux du secteur de l’électricité, ainsi que des recommandations visant à le redresser. Dans la mesure où ce rapport sert désormais de point de référence lorsqu’il s’agit de réformer le secteur de l’électricité, nous proposons de passer en revue ci-dessous, les principaux axes qui y figurent.
Le rapport de la Banque mondiale
Les principales réformes proposées dans le rapport de la Banque mondiale peuvent être classées en trois volets : la levée des subventions des prix de l’électricité ; le mix énergétique prévu pour le futur; ainsi que l’implication du secteur privé.
a) La levée des subventions à l’électricité
Selon le rapport de la Banque mondiale, la tarification de l’électricité au Soudan demeurerait la plus basse en Afrique subsaharienne (indépendamment du montant des revenus des pays comparés). Le rapport énonce que les tarifs de l’électricité représenteraient entre 1 % et 3 % du revenu mensuel moyen des familles, ce qui serait compatible avec la recommandation selon laquelle les prix de l’électricité ne devraient pas dépasser 5 % du revenu mensuel moyen des familles. Toutefois, cette recommandation ne tient pas compte du fait que, dans un pays où plus de 65 % de la population travaille dans le secteur informel, de nombreuses familles ne disposent guère d’un revenu mensuel fixe.40 Le rapport de la Banque mondiale ajoute également que la majeure partie des subventions des prix de l’électricité, ne bénéficieraient pas aux catégories sociales qui en ont le plus besoin, car la majorité de l’électricité serait consommée par les catégories, dont les revenus sont les plus élevés. En d’autres termes, la plus grande partie des subventions gouvernementales profiteraient uniquement aux riches. Le rapport conclut que ces subventions seraient très « généreuses », et recommande de les baisser progressivement sur une période de cinq ans, afin de réduire le déficit budgétaire du pays.
Entre janvier 2021 et janvier 2022, les tarifs de l’électricité ont été augmentés à trois reprises, et ce, de manière exponentielle. À titre d’exemple, et en comparaison avec la tarification appliqué avant l’année 2021, la tranche d’aide vitale apportée et verrouillée par le “Lifeline Tariff”, dont bénéficiaient les catégories sociales les plus défavorisées, est passée de 200 à 100 kilowattheures (kWh). Au même moment, le coût du kWh a augmenté de plus de 3 000 %, pour passer de 0,15 à 5 livres.41 D’un autre côté, les tarifs pratiqués dans le secteur commercial et agricole, ont accru respectivement de 13 000 % et de 5 000 %.42 Ces lourdes augmentations se sont traduites par la hausse des prix de tous les produits manufacturés et des matières premières, ce qui n’a fait qu’exacerber les difficultés rencontrées par une population, dont les ressources ont été phagocytées par l’inflation.
S’il est facile d’admettre que les tarifs de l’électricité doivent être reformés au vu de l’état actuel du secteur, et plus généralement de la situation économique globale, héritée du régime corrompu d’Al-Bachir, les modalités de ces réformes restent quant à elles, sujettes à débat. Il est injuste de supposer que les catégories situées en haut et en bas de la pyramide économique, disposent de la même résilience énergétique, lorsqu’il est question de faire face aux brusques augmentations des tarifs, ainsi que des biens et services qui les accompagnent. Il aurait été possible de réfléchir à des réformes plus adéquates, en ajustant les taux d’augmentation selon les différentes catégories sociales. Des mesures plus nuancées auraient pu notamment, maintenir l’ancien tarif pour les groupes qui consomment le moins d’électricité (une moyenne de 177 kWh par mois), et fixer le prix à son coût réel pour les personnes dont la consommation reste plus élevée (environ 600 kWh par mois, par exemple). Cela permettrait non seulement d’augmenter les recettes du secteur, mais aussi d’inciter les 1 % qui consomment plus d’un quart de l’électricité en milieu résidentiel à rationaliser leur consommation.43
Malgré l’envolée des prix, la levée des subventions n’a été jusqu’à présent que partielle, ce qui signifie que d’autres augmentations sont en passe d’être appliquées pour atteindre l’ajustement total, recommandé par la Banque mondiale. Cette dynamique risque d’attiser la colère populaire qui anima les citoyen·nes, après les mesures politiques prises suite au coup d’État. Cela semble inévitable spécialement aujourd’hui, où l’augmentation des prix ne se traduit pas par une stabilité de l’offre. De plus, la dernière vague d’augmentations de 2022 a suscité une forte opposition dans les rangs des petit·es exploitant·es, pour qui les tarifs ont augmenté de 2 000 %, par rapport à leurs anciennes factures.44
Au début de l’année 2022, les petit·es exploitant·es situé.es au nord du Soudan ont protesté avec le soutien d’autres forces civiles, contre l’augmentation des tarifs de l’électricité dans le domaine agricole, en exigeant des réductions. Les manifestant.es ont exprimé leur mécontentement en dressant des barricades sur la route nationale, qui permet en temps normal, à un nombre important de biens et de personnes, de circuler entre le nord du Soudan et l’Égypte. Ces protestations ont abouti à ce qui sera appelé plus tard les « barricades du Nord ». Cette action a été couronnée de succès, non seulement car les manifestant·es ont pu saisir des marchandises commerciales suspectes, où de l’or et des matières premières étaient censés passer en contrebande, grâce aux connivences qui relient l’armée à ses complices en Égypte, mais aussi et surtout grâce à la propagation du mouvement qui est passé d’un point de blocage, à 14 points supplémentaires, longeant tout le long de la route. En plus des demandes relatives à l’augmentation des coûts de l’électricité, d’autres revendications historiques se sont ajoutées à la liste des réclamations des habitants qui ont souffert des effets néfastes des projets de production hydroélectrique depuis l’indépendance. Les barricades du Nord sont restées debout pendant plus de quatre mois, et ont permis de réduire les prix de l’électricité pour les petit·es exploitant·es locaux·ales, passant alors de 21 à 9 livres/kWh.45
Finalement, sans maîtrise des indicateurs macro-économiques du Soudan, l’inflation consommera tous les bénéfices issus de la levée des subventions, obligeant ainsi le secteur de l’électricité à payer une lourde facture pour pouvoir acheter les combustibles des centrales thermiques, actuelles et futures. De plus, si l’on considère le récent taux d’inflation, qui a dépassé les 260 % en mars 2022,46 et le très faible pouvoir d’achat de la population (dont plus de la moitié vit en dessous du seuil de pauvreté),47 la libéralisation des prix ne peut dans ce cas, qu’écarter le secteur de ses objectifs d’électrification, fixés pour 2031. Les expériences d’électrification dans des pays comme le Ghana ou la Corée du Sud48 n’ont pu réussir que grâce aux efforts gouvernementaux pour concevoir des grilles tarifaires adaptées aux citoyen·nes dont les revenus sont faibles et irréguliers.
b) Le mix énergétique prévu pour le futur
L’absence totale de coordination entre les différentes autorités compétentes à l’époque d’Al-Bachir, rend difficile la comparaison du plan élaboré en 2018, au sujet des futures capacités énergétiques et des contributions déterminées nationalement (Nationally Determined Contribution), convenues lors de la Conférence des Parties à Paris (COP21), avec celui mis à jour en 2021.49 Le plan de 2018 visait à construire de nouvelles centrales d’une capacité de 3 000 mégawatts avant 2031, combinant l’énergie éolienne et solaire, branchées en réseau et hors-réseau. En parallèle, le plan gouvernemental recommande le développement d’une capacité supplémentaire de 60 %, à l’aide de centrales thermiques. Une proposition que le rapport de la Banque mondiale a légèrement modifiée en réduisant le taux de production thermique à 50 %, et en augmentant les objectifs de production d’énergies renouvelables (hors production hydroélectrique) à 800 mégawatts (d’énergie éolienne et solaire). Cela équivaut à 10 % de la future capacité de chacune de ces deux sources, comme le montre la figure 2. En outre, le rapport adopte la stratégie du “moindre coût” (Least-cost plan) afin d’atteindre le mix énergétique prévu. Cette approche ne prend en compte néanmoins que les coûts financiers des projets, et néglige leurs coûts sociaux et environnementaux.
À partir de là, la question que nous ne pouvons guère ignorer prend la forme suivante : pourquoi les futurs plans de capacité énergétique n’incluent-ils pas les énergies renouvelables, lorsque nous savons que le le rayonnement solaire journalier est extrêmement élevé au Soudan et que la vitesse du vent qui dépasse parfois les 7 m/s, ce qui constitue un environnement idéal pour la production d’énergie éolienne.50 La question mérite d’être posée, du moment aussi qu’une baisse sensible du prix des énergies renouvelables au cours de ces dernières années, a pu rendre leur coût compétitif et comparable à celui des sources traditionnelles.
L’hypercentralisation est également une autre caractéristique qui domine les approches de planification au Soudan. Les expériences des pays de la région et d’autres pays du Sud regorgent d’exemples réussis, basés sur des modèles alternatifs et décentralisés, pouvant constituer des solutions appropriées face aux problèmes d’électrification, aux défis liés aux tentatives de transition vers les énergies propres, ainsi qu’aux énormes difficultés de financement que rencontrent les projets centralisés. Par exemple, le Kenya a réussi à faire passer son taux d’électrification de 32 % en 2013 à 75 % en 2018. Cela a été rendu possible par le recours à des solutions non seulement techniques, mais aussi institutionnelles, reposant à la fois sur des systèmes de réseaux conventionnels, des systèmes solaires domestiques (SHC) et des micro-réseaux (mini/micro-grids).51 D’ailleurs, le coût de ces derniers ne cesse de diminuer constamment. Le cas des micro-réseaux de « troisième génération », connus pour leur flexibilité technologique, offre particulièrement plusieurs possibilités, comme pouvoir connecter les groupes de micro-réseaux entre eux, ou les raccorder par la suite au réseau national.52
Bien que les grandes lignes du futur plan soulignent le rôle crucial de ces micro-réseaux dans le projet d’électrification des régions faiblement peuplées du Soudan, leur utilisation à court terme n’est pas toutefois détaillée. Le plan reste aligné sur les politiques gouvernementales qui allouent des ressources financières limitées, en vue de renforcer le réseau d’approvisionnement déjà en place. Cette stratégie est apparue comme une réponse urgente face à la crise de l’approvisionnement urbain, mais elle s’est déployée au détriment des projets d’électrification destinés aux utilisateur·rices hors réseau, alors même que ce manquement dispose d’un coût social exorbitant, du moment que 60 % de la population est privée de ce service de base, qu’est l’accès à l’électricité.
c) L’implication du secteur privé
Donner la possibilité au secteur privé de participer à la prestation de service public, afin d’attirer financements et expertises, est sans doute l’un des lieux communs qui revient le plus dans le monde, lorsqu’il s’agit d’aborder la question de la libéralisation du secteur de l’électricité. En 2010, la National Electricity Corporation, qui détenait le monopole sur toutes les opérations d’électrification, a été divisée en cinq sociétés, réparties selon les différentes missions techniques à accomplir, telles que la production thermique et hydraulique, la transmission et la distribution, etc. Cette réforme a offert au secteur privé l’occasion de mettre un pied dans le secteur de la production de l’électricité, en tant que producteurs indépendants. Cependant, à l’exception de quelques centrales isolées, dont la construction et l’exploitation (produisant pas plus de 3 % de la capacité énergétique totale) ont été privatisées, le secteur privé ne s’est absolument pas engagé dans les projets de production qui ont suivi. Le rapport de la Banque mondiale attribue ce manque d’implication à l’absence d’un cadre complet détaillant le processus et les modalités de partenariat, mais aussi aux faibles tarifs d’électricité (subventionnés), jugés peu attrayants pour les investisseurs.
Les recommandations formulées dans le rapport de la Banque mondiale poussent à mettre en œuvre des réformes sectorielles visant à améliorer l’attractivité du secteur pour les investisseurs, plutôt qu’à augmenter la capacité électrique et à restructurer les entreprises publiques, afin qu’elles puissent mener efficacement leurs projets futurs. L’approche axée sur la rentabilité qui anime ces réformes, non seulement menace la durabilité du secteur de l’électricité, mais elles pourraient être avant tout extrêmement complexes à mettre en œuvre, ce qui laisserait une fois de plus, le secteur à la merci des solutions hâtives.
Les lignes directrices et les bonnes pratiques qui guident les investisseurs internationaux au moment de s’engager dans des projets énergétiques au Soudan,53 contrastent fortement avec l’état actuel du secteur. À leur tête, nous trouvons plusieurs conditions qui se rapportent par exemple à l’existence d’un climat propice aux investissements, de cadres politiques clairs et cohérents, d’appels d’offres concurrentiels, d’approvisionnements stables en combustible, etc. Il est difficile d’imaginer que de telles conditions puissent se réunir dans un avenir proche, et plus particulièrement dans le contexte d’instabilité politique et économique que connaît actuellement le Soudan. Par exemple, les producteur·trices d’électricité indépendant·es turc·ques, qui possèdent quelques centrales isolées, sont actuellement confronté·es à des difficultés pour s’approvisionner en combustible, ainsi qu’à des retards dans la réception des paiements du gouvernement. En réaction à ces dysfonctionnements, l’approvisionnement en électricité a été interrompu dans différentes villes pendant plusieurs jours.54
Le scénario le plus raisonnable et le plus juste, particulièrement pour les classes les plus défavorisées, consisterait peut-être à écarter le secteur privé des tentatives de résolution de la crise de l’électricité au Soudan, en dirigeant les prêts de développement accordés aux entreprises publiques directement vers le secteur de l’électricité, tout en en s’éloignant des conditions dictées par le libre marché et ses déterminants. Il a été d’ailleurs démontré que la plupart des conditions du marché vont à l’encontre des principes des projets d’électrification qui cherchent à intégrer une dimension sociale, par exemple à travers le prix minimal de subsistance, les subventions croisées,55 les justes taxes à l’importation ainsi qu’à travers le recours à des industries et à de la main-d’œuvre locale. De manière générale, l’octroi de financements – qui justifierait le recours au secteur privé – est devenu un moyen de “privatiser l’aide”, agissant comme un outil néocolonial qui accroît la dépendance des pays du Sud, et ce, sans apporter de solutions durables aux problèmes spécifiques qu’ils rencontrent. Au contraire, les financements se transforment plutôt en un canal, par lequel les budgets d’aide au développement sont versés aux entreprises privées de chaque pays. Par exemple, Power Africa, le plus grand projet énergétique en Afrique subsaharienne, dont les engagements financiers s’élèvent à un total de 54 milliards de dollars, est utilisé par le gouvernement américain pour augmenter les bénéfices du secteur privé aux États-Unis. En 2016, le secteur a dirigé près de 90 % de ses fonds – soit 7 milliards de dollars – vers des banques et des institutions financières privées américaines, afin de mettre en œuvre ou de financer des projets énergétiques en Afrique subsaharienne.56
Par ailleurs, l’argument selon lequel les entreprises énergétiques locales ne disposent pas des compétences opérationnelles requises pour mener de tels projets, ne tient absolument pas la route. La relance économique qui caractérisa la période pétrolière (1999-2011), a permis au trésor public de dégager d’importants excédents. Malgré la corruption et le népotisme régnants, la société nationale d’électricité (National Electricity Corporation) ne manquait pas d’expertise technique et administrative pour mener à bien des réformes efficaces à grande échelle. Parmi celles-ci, l’adoption d’un système de paiement anticipé,57 qui a permis de faire augmenter le taux de recouvrement jusqu’à 93 % (l’un des plus élevés de la région).58 De plus, des sommes généreuses ont été consacrées à la formation de cadres dans le pays et à l’étranger. Cela a porté ses fruits puisque des bénéfices financiers élevés ont préservé le secteur de l’électricité du phénomène de fuite des cerveaux, dont sont victimes la plupart des autres secteurs du pays. Ces dernières années, des projets ont également été entrepris pour relocaliser la fabrication de certains équipements, notamment à travers les usines d’assemblage de transformateurs, et de fabrication et de programmation des compteurs à paiement anticipé.
Conclusion
Il est sans doute plus préférable d’avancer à petits pas et vers la bonne direction, à la fois durable et juste socialement, plutôt que de vouloir accomplir des pas de géant pour ne résoudre finalement que des problèmes relatifs à certaines catégories sociales restreintes (comme les classes supérieures et riches), en recourant à des solutions aux coûts environnementaux et sociaux élevés (qui impactent souvent les populations les plus défavorisées et les plus marginalisées). Outre les problèmes d’accès au réseau qui affectent particulièrement les populations rurales, les nomades et les catégories urbaines vulnérables, l’ampleur des fréquentes coupures de courant dans les zones urbaines n’a fait qu’empirer ces dernières années. Si cette situation de crise motive la recherche de solutions d’urgence et à moindre coût, elle peut être aussi une occasion pour repenser les modes habituels de production et de gestion de l’approvisionnement en électricité.
Depuis l’indépendance jusqu’à nos jours, les grands projets énergétiques au Soudan, tels que les barrages hydroélectriques, ont toujours été réalisés au mépris total des moyens de subsistance des communautés locales et de leurs besoins. Ce mépris se manifeste particulièrement à travers les déplacements forcés de populations, et la destruction des moyens de subsistance traditionnels. Ajoutons à cela, que la tendance à la multiplication des centrales thermiques dans le pays, qui demeure motivée par leur faible coût initial et leur construction relativement peu complexe, nuit gravement à l’environnement. De plus, il a été observé que la dépendance à l’égard des combustibles importés gonflait les coûts d’exploitation de ces centrales, notamment dans un contexte de détérioration continue de la monnaie locale, et de hausse des prix du carburant sur le marché international.
La feuille de route établie aujourd’hui pour résoudre la crise du secteur de l’électricité adopte de manière totale et inconditionnelle, les réformes néolibérales dictées par les institutions financières internationales. Ces dernières prétendent soutenir le peuple soudanais dans ses aspirations à une transition démocratique, mais les grandes lignes de ces futures réformes ne diffèrent pas des anciennes stratégies, ni même des projets hydroénergétiques mis en œuvre à l’époque coloniale. Parmi les éléments clés de ces réformes figurent la suppression progressive des subventions sur les tarifs de l’électricité, l’amélioration de l’attractivité pour les investisseurs privés et l’estimation des capacités futures, selon les critères du moindre coût. Trois axes dont les conséquences sociales, économiques et environnementales ont été discutées ici, notamment sur les groupes les plus vulnérables de la société.
Cet article ne prétend pas répondre exhaustivement aux questions épineuses que pose la crise actuelle de l’électricité au Soudan, mais il a tenté de souligner les critères de base et les priorités qui doivent être pris en compte, au moment de penser aux solutions et aux causes, qui font des approches de résolution de la crise des approches inadéquate et erronées. En ce qui concerne la question de l’approvisionnement, la priorité donnée au secteur privé et aux centrales de production centralisées alimentées par des sources d’énergie non respectueuses de l’environnement, s’explique par des motivations purement financières. Quant à la consommation, nous assistons à la relégation des citoyen·nes situé·es hors de portée du réseau national et dans les régions marginalisées au second plan, en plus de l’augmentation des tarifs qui restent disproportionnés par rapport aux conditions de vie des catégories les plus défavorisées.
En outre, il est important de souligner qu’il n’existe pas de solution unique susceptible de répondre aux besoins de tous les groupes sociaux au Soudan. La complexité de la situation actuelle exige d’étudier et de comprendre les besoins et les contraintes rencontrés par les différentes franges de la population, afin d’élaborer des solutions techniques reposant sur des structures institutionnelles toutes aussi différentes. Pour permettre la mobilisation des ressources nécessaires, un tel processus devra reposer également sur des formes de financement diverses, telles que l’autofinancement, les financement publics et privés et les aides au développement à taux d’intérêt faible ou nul. Le Soudan peut également se joindre à d’autres pays, afin de faire avancer le programme de compensation climatique, et d’obtenir par conséquent, des sources financières qui n’alourdiraient pas la dette du pays. Cela permettrait au Soudan d’adopter aussi des technologies de production d’énergie qui peuvent contribuer à réduire les émissions et à diminuer les dépendances à l’égard des combustibles, qui menacent les forêts et la végétation. Cette démarche permettra également de mettre en œuvre une stratégie de réponse basée sur des systèmes d’approvisionnement centralisés, décentralisés ou autonomes proportionnels, et à une répartition des fonds socialement plus juste.
Comme c’est le cas pour de nombreux problèmes auxquels sont confrontés les pays du Sud, la crise actuelle de l’électricité au Soudan nécessite une réponse urgente, durable et réaliste. Une telle réponse devra faire l’objet d’une forte planification intégrée entre les différents appareils d’État, ainsi que d’une réorganisation des priorités selon les exigences d’un développement socio-économique juste et durable, adapté aux différents contextes locaux. Une transition énergétique verte et juste au Soudan doit prendre en compte l’importance que revêt la mise en place de politiques en rupture avec l’héritage colonial, et son imaginaire qui repose sur le déploiement d’immenses infrastructures qui forgent et renforcent leurs symboliques politiques et servent l’élite au pouvoir. Une transition juste devra également renoncer aux promesses de financement qui jouent le rôle de façade néocoloniale, et dont les effets ne se reflètent positivement que dans le cours des actions des sociétés transnationales.