La principale justification des investissements dans les forces armées en temps de crise climatique est qu’elles seront nécessaires pour répondre aux catastrophes climatiques, et de nombreux pays déploient déjà leur armée à cet effet. À la suite du typhon Haiyan qui a dévasté les Philippines en novembre 2013, l’armée américaine a déployé 66 avions, 12 navires et environ 1 000 militaires pour nettoyer les routes, transporter des travailleurs humanitaires, distribuer de l’aide alimentaire et évacuer des personnes. Pendant les inondations de juillet 2021 en Allemagne, l’armée allemande [Bundeswehr] a contribué à renforcer les protections contre les inondations, à secourir des personnes et à nettoyer à la décrue des eaux. Dans de nombreux pays, notamment dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, l’armée est peut-être actuellement la seule institution ayant la capacité, le personnel et les technologies en mesure de répondre aux catastrophes naturelles.
Le fait que l'armée puisse avoir un rôle humanitaire ne signifie pas qu’elle soit l’institution la mieux placée pour le faire. Certains dirigeants militaires s’opposent à l’intervention des forces armées dans les tâches humanitaires, déclarant que cela détourne les militaires de la préparation à la guerre. Même s’ils assument le rôle, l'implication des militaires dans les réponses humanitaires comporte certains dangers, notamment dans les situations de conflit ou lorsque les réponses humanitaires coïncident avec les objectifs stratégiques des militaires. Erik Battenberg, expert en politique étrangère américaine, admet ouvertement dans le magazine the Hill que « les secours portés par les militaires en cas de catastrophe n’est pas seulement un impératif humanitaire, ils peuvent également servir un impératif stratégique plus large dans le cadre de la politique étrangère américaine ». Cela signifie que l’aide humanitaire comporte un programme caché, qui prévoit au minimum d’exercer le pouvoir de convaincre mais cherche souvent à influencer activement des régions et des pays afin qu'ils servent les intérêts d'un pays plus puissant, même au coût de la démocratie et des droits de l'homme. Les États-Unis ont longtemps utilisé l’aide humanitaire dans le cadre de mesures contre-insurrectionnelles dans plusieurs « guerres sales » en Amérique latine, en Afrique et en Asie avant, pendant et après la guerre froide. Au cours des deux dernières décennies, les forces militaires des États-Unis et de l’OTAN ont été très impliquées dans des opérations militaires et civiles en Afghanistan et en Irak qui déploient des armes et utilisent la force parallèlement à des mesures d'aide et de reconstruction. Le plus souvent, les conséquences ont été contraires au but humanitaire. Des violences militaires ont eu lieu en Irak, comme par exemple, les mauvais traitements infligés aux détenus de façon généralisée dans la base militaire de Bagram. Même aux États-Unis, les troupes déployées à la Nouvelle-Orléans ont tiré sur des résidents désespérés, mus par le racisme et la peur.
L’engagement militaire peut également nuire à l'indépendance, à la neutralité et à la sécurité des travailleurs humanitaires civils, qui courent plus de risque de devenir les cibles de groupes militaires rebelles. L'aide militaire finit souvent par coûter plus cher que les opérations d'aide aux populations civiles en détournant des ressources limitées de l’État au profit des militaires. La tendance a suscité de graves préoccupations chez des organismes tels que la Croix rouge et le Croissant rouge et Médecins sans frontières.
Pourtant, l'armée prévoit une plus grande présence humanitaire en temps de crise climatique. Un rapport de 2010 du Center for Naval Analysis, intitulé Climate Change: Potential Effects on Demands for US Military Humanitarian Assistance and Disaster Response (Changement climatique : effets potentiels sur les demandes d’aide humanitaire et de réaction en cas de catastrophe auprès de l’armée américaine), affirme que les tensions liées au changement climatique exigeront non seulement davantage d’aide humanitaire de la part de l'armée, mais également son intervention pour stabiliser les pays. Le changement climatique est devenu la nouvelle excuse de la guerre permanente. Il ne fait aucun doute que les pays auront besoin d’équipes de secours efficaces ainsi que de la solidarité internationale, sans pour autant impliquer l’armée. Une force civile renforcée ou nouvelle à vocation humanitaire uniquement, qui n’aurait pas d'objectifs contradictoires, pourrait être mobilisée. Par exemple, Cuba, dont les ressources sont limitées et qui fait l’objet d'un embargo, a mis en place une structure de défense civile hautement efficace dans chaque communauté qui, combinée à une communication efficace de l’État et des conseils d’experts en météorologie, a permis à l’île de survivre à plusieurs ouragans et à atteindre un nombre de blessés et de morts inférieur à celui de ses voisins plus riches. Lorsque l’ouragan Sandy s’est abattu sur Cuba et les États-Unis en 2012, seules 11 personnes sont mortes à Cuba, contre 157 aux États-Unis. L’Allemagne dispose également d’une structure civile, Technisches Hilfswerk/THW (organisme de secours technique contrôlé par le gouvernement fédéral) principalement composé de bénévoles, qui est généralement mobilisée en cas de catastrophes.
13. Comment les entreprises d'armement et de sécurité cherchent-elles à tirer profit de la crise climatique ?
« Je pense que [le changement climatique] est une véritable opportunité pour l'industrie [aérospatiale et défense) », a déclaré Lord Drayson en 1999, alors ministre d'État des sciences et de l'innovation et chargé de la Réforme de l’acquisition de la défense stratégique du Royaume-Uni. Il n’avait pas tort. L’industrie des armes et de la sécurité a explosé au cours des dernières décennies. Par exemple, les ventes de l’industrie des armes ont doublé entre 2002 et 2018, passant de 202 milliards de dollars à 420 milliards de dollars, et de nombreuses sociétés d'armement telles que Lockheed Martin et Airbus ont élargi leurs activités à tous les domaines de la sécurité, de la gestion des frontières à la surveillance intérieure. Et l’industrie s’attend à encore plus de bénéfices avec le changement climatique et l’insécurité qu’il va créer. Dans un rapport de mai 2021, Marketsandmarkets prévoyait l’explosion des bénéfices de l'industrie de la sécurité intérieure du fait des « conditions climatiques dynamiques, de l'augmentation des catastrophes naturelles, de la priorité accordée par les gouvernements aux politiques de sécurité ». On s’attend à ce que l'industrie de la sécurité des frontières augmente de 7 % chaque année et l’industrie de la sécurité intérieure de 6 % par an.
L'industrie profite de plusieurs manières. Premièrement, elle cherche à tirer profit de tentatives menées par les principales forces militaires de développer de nouvelles technologies qui ne dépendent pas des combustibles fossiles et qui soient résistantes aux impacts du changement climatique. Par exemple, en 2010, Boeing a remporté un contrat de 89 millions de dollars avec le Pentagone pour développer le fameux drone « SolarEagle », avec QinetiQ et le Centre for Advanced Electrical Drives de l’Université de Newcastle au Royaume-Uni pour créer l'avion réel, qui a l'avantage d’être considéré comme une technologie « verte » et la capacité de rester dans les airs plus longtemps car il n’a pas besoin d’être rechargé en carburant. Lockheed Martin aux États-Unis travaille avec Ocean Aero pour fabriquer des sous-marins à énergie solaire. Comme la plupart des entreprises transnationales, les entreprises d'armement sont également désireuses de promouvoir leurs efforts pour réduire leur impact environnemental, du moins d'après leurs rapports annuels. Étant donnés les effets dévastateurs des conflits sur l’environnement, leur écoblanchiment devient surréaliste ; en 2013, le Pentagone a investi 5 millions de dollars pour développer des balles sans plomb qui, selon les termes d’un porte-parole de l’armée américaine « peuvent vous tuer ou vous permettre de tirer sur une cible sans risque pour l’environnement ».
Deuxièmement, l’industrie anticipe de nouveaux contrats du fait de l’augmentation des budgets des gouvernements pour anticiper l'insécurité future provoquée par la crise climatique. Cela fait exploser les ventes d'armes, d’équipements utilisés aux frontières et équipements de surveillance, de solutions utilisées par les forces de police et la sécurité intérieure. En 2011, la deuxième conférence E2DS (Energy Environmental Defence and Security) à Washington DC se félicitait de l’opportunité d'affaires potentielles que représentait l’expansion de l'industrie de la défense sur les marchés de l’environnement, déclarant qu'ils faisaient huit fois la taille du marché de la défense et que « le secteur de l’aérospatiale, la défense et la sécurité se prépare à ce qui est appelé à devenir son plus important marché voisin depuis l’émergence du commerce de la sécurité civile/intérieure il y a près de dix ans ». Dans son rapport de 2018 sur la durabilité, Lockheed Martin met en valeur les opportunités, déclarant que « le secteur privé a également un rôle à jouer en réponse à l'instabilité géopolitique et aux événements qui peuvent menacer les économies et les sociétés ».
14. Quel est l’impact des discours sur la sécurité climatique au niveau interne et sur le maintien de l’ordre ?
Les visions sur la sécurité nationale ne concernent pas seulement les menaces extérieures, mais également les menaces intérieures, y compris à l’égard d’intérêts économiques clés. La loi British Security Service Act de 1989, par exemple, est explicite lorsqu’elle confie au service de sécurité la fonction de « sauvegarder le bien-être économique » de la nation. De même, la loi américaine National Security Education Act de 1991 établit un lien direct entre la sécurité nationale et « le bien-être économique des États-Unis ». Ce processus s’est accéléré après le 11/09, lorsque la police a été considérée comme la première ligne de défense intérieure.
Ces événements ont été interprétés comme la gestion de troubles civils et la préparation à tout type d'instabilité, dans lequel le changement climatique est considéré comme un nouveau facteur. En conséquence, les gouvernements ont augmenté le financement de services de sécurité : déploiement de forces de police, prisons, garde-frontières, etc. Tout cela a été englobé dans une nouvelle litanie de « gestion de crise » et « interopérabilité », avec des tentatives pour mieux intégrer les organismes publics impliqués dans la sécurité, telle que l'ordre public et les « troubles sociaux » (la police), la « connaissance situationnelle » (collecte de renseignements), la résilience/préparation (planification civile) et l’intervention en cas d’urgence (qui inclut les premiers intervenants, la lutte contre le terrorisme ; la défense chimique, biologique, radiologique et nucléaire ; la protection des infrastructures critiques, la planification militaire etc.) dans de nouvelles structures de « commandement et de contrôle ».
Ce phénomène s’est accompagné d’une augmentation de la militarisation des forces de sécurité internes, ce qui signifie que de plus en plus, les forces coercitives visent l'intérieur autant que l’extérieur. Aux États-Unis, par exemple, le ministère de la Défense a transféré plus d'un milliard de dollars d’équipements militaires excédentaires aux ministères dans tout le pays depuis le 11/09 par le biais de son programme 1033. Ces équipements comprennent plus de 1 114 véhicules résistants aux mines, blindés ou MRAP. Les forces de police ont également acheté de plus en plus de matériel de surveillance, dont des drones, des avions de surveillance, des technologies de suivi des téléphones portables.
La militarisation substitue l'intervention de la police. Les perquisitions menées par les équipes de SWAT aux États-Unis ont explosé, passant de 3 000 par an dans les années 1980 à 80 000 en 2015, la plupart du temps pour des recherches de drogue, et visent les personnes de couleurs de manière disproportionnée. Comme nous l’avons vu précédemment, dans le monde entier, la police et les entreprises de sécurité privées sont souvent impliquées dans la répression et les assassinats de militants écologistes. Le fait que la militarisation cible de plus en plus les militants écologistes déterminés à lutter contre le changement climatique montre que non seulement, les solutions sécuritaires ne parviennent pas à enrayer les causes sous-jacentes, mais elles risquent bien d'aggraver la crise climatique.
Cette militarisation s'infiltre également dans les interventions d'urgence. Le ministère de la Sécurité intérieure, qui a mis en place un fonds de « préparation au terrorisme » en 2020, permet que ce même fonds soit utilisé pour « améliorer la préparation à d'autres risques non liés aux actes de terrorisme ». Le programme européen de protection des infrastructures critiques (EPCIP) englobe également sa stratégie de protection des infrastructures contre les effets du changement climatique dans un cadre de « lutte contre le terrorisme ». Depuis le début des années 2000, de nombreux pays riches ont promulgué des lois relatives à des pouvoirs d'urgence qui pourraient être déployées en cas de catastrophes climatiques, ont une portée très vaste et présentent une responsabilité démocratique limitée. La loi britannique de 2004 sur les contingents civils, par exemple, définit une « urgence » comme tout(e) « événement ou situation » qui « menace de porter gravement atteinte au bien-être humain » ou « à l’environnement » d’« un endroit au Royaume-Uni ». Elle permet aux ministres d'introduire des « réglementations d'urgence » de portée virtuellement illimitée sans recourir au Parlement, permettant également à l’État d'interdire les assemblées, les voyages et « d'autres activités spécifiques ».
15. Que prévoit le programme de sécurité climatique dans d'autres domaines tels que les aliments et l’eau ?
Le discours et le cadre de la sécurité se sont infiltrés dans tous les domaines de la vie politique, économique et sociale, notamment pour ce qui concerne la gouvernance des ressources naturelles essentielles telles que l’eau, les aliments et l’énergie. Comme pour la sécurité climatique, le discours de la sécurité des ressources est déployé avec plusieurs significations, mais présente des écueils similaires. Il est porté par l’idée que le changement climatique augmentera la vulnérabilité de l'accès à ces ressources critiques et qu'il est par conséquent capital de fournir une réponse « sécuritaire ».
De nombreuses données montrent qu’effectivement, l’accès aux aliments et à l’eau sera affecté par le changement climatique. Le rapport spécial du GIEC sur le changement climatique et les terres émergées de 2019 prévoit une augmentation allant jusqu'à 183 millions de personnes concernées par le risque de famine en 2050 à cause du changement climatique. Le Global Water Institute prévoit que 700 millions de personnes à travers le monde pourraient être déplacées à cause d'une grande pénurie d’eau en 2030. Ces phénomènes auront lieu dans des pays à revenu faible qui seront le plus touchés par le changement climatique.
Cependant, on remarque que de nombreux acteurs éminents qui mettent en garde contre l’insécurité liée aux aliments, à l’eau ou à l’énergie formulent des logiques nationalistes, militaristes et d’entreprise similaires qui dominent les débats sur la sécurité climatique. Les défenseurs de la sécurité présupposent l'arrivée de pénuries, alertent sur les dangers de coupures nationales et font souvent la promotion de solutions d’entreprise orientées par le marché et parfois défendent le recours aux forces militaires pour garantir la sécurité. Leurs solutions à l'insécurité reprennent une recette standard axée sur l’optimisation de l’approvisionnement, le développement de la production, la promotion de l’investissement privé et l’utilisation de nouvelles technologies pour surmonter les obstacles. Dans le domaine des aliments, par exemple, cela a entraîné l’émergence d’une agriculture intelligente face au climat, axée sur l’augmentation du rendement des récoltes dans le contexte du changement de températures, qui est introduite par le biais d'alliances telles que l’AGRA dans laquelle les principales entreprises agroindustrielles jouent un rôle important. Cette situation a également alimenté une financiarisation et la privatisation de l’eau, les acteurs du secteur estimant que le marché est le mieux placé pour gérer les pénuries et les interruptions.
Dans le processus, les injustices existantes dans les systèmes énergétique, alimentaire et de distribution d’eau sont totalement ignorées. Le manque d'accès à la nourriture et à l’eau relève moins de la pénurie que de la façon dont les systèmes alimentaire, énergétique et de distribution d’eau dominés par les entreprises favorisent le profit au détriment de l’accès. Ce système a permis une surconsommation, des systèmes nocifs pour l’environnement et le gaspillage des chaînes d'approvisionnement mondiales par une petite poignée d’entreprises qui servent les besoins d’un petit groupe et refusent complètement l’accès à la majorité. En temps de crise climatique, cette injustice structurelle ne sera pas résolue en augmentant l’approvisionnement, qui ne fera qu'accroître l’injustice. Seules quatre sociétés, ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus, par exemple, contrôlent entre 75 et 90 % des échanges mondiaux de céréales. Pourtant, non seulement ce système alimentaire dirigé par l’entreprise, malgré d’énormes profits, ne combat pas la famine qui touche 680 millions de personnes mais il est aussi l'un des plus gros émetteurs de GES, responsable de 21 à 37 % du total des émissions.
Les écueils de cette vision de la sécurité dirigée par l’entreprise ont incité plusieurs mouvements citoyens à appeler à la souveraineté, la démocratie et la justice pour la nourriture et l’eau afin de régler de front les problèmes d’équité et de garantir un accès égal aux ressources de base, en particulier en temps d'instabilité climatique. Les mouvements pour la souveraineté alimentaire, par exemple, demandent le droit des personnes à produire, distribuer et consommer une nourriture sûre, saine et appropriée à leur culture, de façon durable sur et à proximité de leur territoire. Toutes ces questions sont ignorées par le terme « sécurité alimentaire » et tout à fait contraires à la quête de profits de l’agroindustrie mondiale.
Voir également : Borras, S., Franco, J. (2018) Agrarian Climate Justice: Imperative and opportunity, Amsterdam: Transnational Institute.
Hands off the Land (2016), Cooling the planet: Frontline communities lead the struggle: Voices from the Global Convergence of Land and Water Struggles
16. Peut-on sauver le mot sécurité ?
Bien sûr, beaucoup appelleront à la sécurité, qui reflète le désir universel de veiller sur les choses importantes et de les protéger. Pour beaucoup de personnes, sécurité signifie avoir un emploi décent, un toit, un accès aux soins de santé et à l’éducation et se sentir protégé. On comprend donc aisément pourquoi les groupes de la société civile ont été réticents à abandonner le mot « sécurité », cherchant plutôt à élargir sa définition pour inclure et donner la priorité à des menaces réelles au bien-être humain et écologique. Il est également compréhensible qu’à une époque où quasiment aucun politicien ne réagit à la crise climatique avec le sérieux qu’elle mérite, les écologistes cherchent à trouver de nouveaux cadres et de nouveaux alliés pour tenter d’obtenir les mesures nécessaires. Si l’on pouvait remplacer une interprétation militaire de la sécurité par une vision de la sécurité humaine orientée sur les personnes, cela ferait grandement avancer les choses.
Certains groupes tentent de le faire, comme l’initiative Rethinking Security au Royaume-Uni, ou le Rosa Luxemburg Institute dont le travail esquisse les contours d'une nouvelle politique de sécurité de gauche. Le TNI a également travaillé sur le sujet, proposant une stratégie alternative à la guerre contre le terrorisme. Cependant, le terrain est difficile, étant donnés les importants déséquilibres de pouvoir dans le monde entier. Le floutage du sens du mot sécurité dessert ainsi les intérêts des puissants, et l’interprétation militariste et entrepreneuriale centrée sur l’État prévaut sur les autres visions telles que la sécurité humaine et écologique. Comme l’a formulé le professeur Ole Weaver, spécialiste des relations internationales, « en appelant un certain développement un problème de sécurité, l’État peut revendiquer un droit spécial, un droit qui, finalement, sera toujours défini par l’État et ses élites ».
Ou, comme l’a déclaré le professeur critique de la sécurité Mark Neocleous, « La sécurisation des questions de pouvoir social et politique a l’effet débilitant de permettre à l’état d’absorber l'action politique concernant les problèmes en question, de consolider le pouvoir des formes de domination sociale existantes et de justifier le court-circuitage des procédures démocratiques libérales les plus minimes. Plutôt que de sécuriser les problèmes, nous devrions donc rechercher des moyens de les politiser de façon non sécuritaire. Il convient de rappeler que l'un des sens de « sûr » est « dans l’impossibilité de s’échapper » : nous devrions éviter de penser le pouvoir de l’État et la propriété privée à travers des catégories qui risquent de nous mettre dans l'impossibilité de leur échapper ». En d'autres termes, nous avons de solides arguments pour abandonner les cadres de la sécurité et adopter des approches qui fournissent des solutions équitables durables à la crise climatique.
Voir également : Neocleous, M. and Rigakos, G.S. eds., 2011. Anti-security. Red Quill Books.
17. Quelles sont les alternatives à la sécurité climatique ?
Il est clair que si les choses ne changent pas, les impacts du changement climatique seront dictés par les mêmes dynamiques que celles qui ont entraîné la crise climatique : pouvoir concentré et impunité des entreprises, armée pléthorique, État sécuritaire de plus en plus répressif, augmentation de la pauvreté et des inégalités, affaiblissement des formes de démocratie et idéologies politiques favorisant la cupidité, l'individualisme et le consumérisme. Si celles-ci continuent à dominer la politique, les impacts du changement climatique seront également inéquitables et injustes. Pour assurer la sécurité de chacun dans la crise climatique actuelle, et particulièrement les plus vulnérables, il serait de bon ton de confronter ces forces plutôt que de les renforcer. C’est pourquoi de nombreux mouvements sociaux parlent de justice climatique plutôt que de sécurité climatique, parce que ce dont nous avons besoin, c’est d'une transformation des systèmes, pas simplement de permettre à une réalité injuste de se perpétuer dans l'avenir.
Surtout, la justice aurait besoin d'un programme urgent et exhaustif de réduction des émissions par les pays les plus riches et les plus polluants dans le cadre d'un Nouveau Pacte vert ou d'un pacte économique et social qui reconnaisse la dette climatique qu’ils doivent aux pays et communautés des pays du sud. Cela exigerait une importante redistribution des richesses aux niveaux national et international et le traitement prioritaire des problématiques des personnes les plus vulnérables aux impacts du changement climatique. Le financement climatique dérisoire auquel se sont engagés (et qui reste à mettre en œuvre) les pays les plus riches vis-à-vis des pays à revenu faible et intermédiaire n’est absolument pas à la hauteur de la tâche. Pour commencer, une partie des 1 981 milliards de dollars de dépenses militaires mondiales actuelles pourrait être réaffectée pour créer une réponse davantage basée sur la solidarité aux impacts du changement climatique. De même, une taxe sur les profits des entreprises offshore pourrait permettre de réunir de 200 à 600 milliards de dollars par an pour soutenir les communautés vulnérables les plus affectées par le changement climatique.
Au-delà de la redistribution, nous devons commencer à affronter les points faibles de l’ordre économique mondial qui pourraient rendre les communautés particulièrement vulnérables avec l’escalade de l’instabilité due au changement climatique. Michael Lewis et Pat Conaty suggèrent sept caractéristiques essentielles pour rendre une communauté « résiliente » : diversité, capital social, écosystèmes sains, innovation, collaboration, systèmes réguliers de retours et modularité (c’est-à-dire concevoir un système dans lequel la rupture d'un composant n’affecte pas les autres). D'autres recherches ont montré que les sociétés les plus équitables sont également beaucoup plus résilientes en périodes de crise. Tous ces éléments portent à penser qu'il est nécessaire de transformer fondamentalement l’économie mondialisée actuelle.
La justice climatique impose de mettre les personnes qui seront les plus touchées par l’instabilité climatique à la tête des solutions. Il ne s’agit pas simplement de garantir que les solutions fonctionnent pour elles, mais de donner voix aux nombreuses communautés marginalisées qui ont déjà certaines réponses à la crise qui nous concerne tous. Par exemple, les mouvements paysans, avec leurs méthodes agroécologiques, utilisent non seulement des systèmes de production alimentaire qui s’avèrent être plus résilients que l’agroindustrie face au changement climatique, mais ils stockent également davantage de carbone dans les sols, et créent des communautés qui font front commun en cas de périodes difficiles.
Ces systèmes requièrent la démocratisation de la prise de décision et l’émergence de nouvelles formes de souveraineté qui impliqueraient nécessairement une réduction du pouvoir et du contrôle des militaires et des entreprises et une augmentation du pouvoir et des responsabilités des citoyens et des communautés.
Enfin, la justice climatique exige une approche centrée sur des formes pacifiques et non violentes de résolution des conflits. Les plans de sécurité climatique alimentent les discours de la peur et un monde de gagnants et de perdants dans lequel seuls les gagnants peuvent survivre. Ils se basent sur le conflit. La justice climatique, en revanche, examine les solutions qui nous permettront de nous en sortir collectivement, où les conflits sont résolus de façon non violente, et où les plus vulnérables sont protégés.
Dans tout ça, nous pouvons nous inspirer de l’histoire pour espérer ; les catastrophes ont souvent fait ressortir le meilleur des personnes, en créant des mini-sociétés utopiques éphémères, basées précisément sur la solidarité, la démocratie et la responsabilisation que le néolibéralisme et l'autoritarisme ont éliminé des systèmes politiques contemporains. Rebecca Solnit a recensé ces phénomènes dans Paradise in Hell , dans lequel elle étudie en profondeur cinq catastrophes importantes, du tremblement de terre de 1906 à San Francisco aux inondations de 2005 à la Nouvelle-Orléans. Elle constate que bien que ces événements ne soient jamais un bien en soi, ils peuvent aussi « révéler un autre monde, révéler la force de cet espoir, cette générosité et cette solidarité. Ils montrent que l'aide mutuelle est un mode de fonctionnement par défaut et que la société civile attend son heure ».
Pour en savoir plus sur ces sujets, achetez le livre : N. Buxton et B. Hayes (éditeurs) (2015) The Secure and the Dispossessed: How the Military and Corporations are Shaping a Climate-Changed World.
REMERCIEMENTS : Simon Dalby, Tamara Lorincz, Josephine Valeske, Niamh Ní Bhriain, Wendela de Vries, Deborah Eade, Ben Hayes
Le contenu du présent rapport peut être cité ou reproduit à des fins non commerciales à condition de mentionner la source. Le TNI apprécierait de recevoir un exemplaire ou un lien du texte dans lequel le document est utilisé ou cité.