L'Affaire Letelier

Le 21 septembre 1976, une bombe tuait à Washington Orlando Letelier - dernier ministre de la défense du président constitutionnel chilien Salvador Allende -, et son assistant Roni Moffit.

Authors

Article by

Thumbnail

Le 21 septembre 1976, une bombe tuait à Washington Orlando Letelier - dernier ministre de la défense du président constitutionnel chilien Salvador Allende -, et son assistant Roni Moffit. D'abord arrêté à Santiago par la junte militaire lors du coup d'Etat de septembre 1973, l'ancien ministre avait, grâce à l'action diplomatique du Venezuela, été libéré en 1974. Depuis, cet économiste prestigieux menait une campagne très active, aux Etats-Unis et en Europe, en faveur du boycottage économique du régime dictatorial chilien.

La junte avait programmé trois assassinats à l'étranger pour désamorcer cette campagne: celui du général Carlos Prats, tué à Buenos-Aires en 1974; celui du parlementaire démocrate-chrétien Bernardo Leighton, grièvement blessé à Rome en 1975; et celui d'Orlando Letelier. Trois crimes d'Etat. Ordonnés par le pouvoir exécutif; organisés par le département d'intelligence nationale (Dina, police secrète), alors dirigé par le colonel Manuel Contreras (un officier formé à l'Army Career Officers School, de Virginie, Etats-Unis); et exécutés par des agents chiliens et des mercenaires cubains et américains, dont le "repenti" Michael Townley, grâce aux aveux duquel l'enquête a pu être relancée.

La dictature du général Pinochet parvint à survivre jusqu'en 1990. La transition vers la démocratie fut négociée sur un terrain fragile: les forces armées demeuraient hors du contrôle du pouvoir civil, et, pis, le général Pinochet restait à la tête de l'armée. Il n'y a pas eu de procès à propos des crimes - près de 3 000 morts et "disparus" - ni de sanctions contre les responsables de forces de répression pour avoir violé la légalité constitutionnelle.

Il semblait donc que le second gouvernement d'après la dictature allait enterrer définitivement le passé. C'est alors que resurgit l'affaire Letelier. La famille de l'ancien ministre et ses avocats avaient poursuivi l'enquête - avec l'aide de la justice américaine - et, après un long procès, réussirent à faire juger le général Manuel Contreras ainsi que son adjoint Pedro Espinoza. En mai dernier, la Cour suprême condamnait ces deux hommes respectivement à sept et six ans de prison. Le général Contreras, ancien fonctionnaire de la terreur, refusa d'accepter le verdict. Aidé par des officiers, il entreprenait alors une fuite déséspérée, allant de caserne en hôpital militaire, créant dans le pays une tension extrêmement grave entre le pouvoir civil et les forces armées, le général Pinochet affirmant que la légalité civile ne devrait pas affecter les hommes en uniforme.

Dans le cadre de ce débat qui marque les limites du pacte de transition et met en évidence la fragilité de la démocratie chilienne, voilà que resurgit la voix d'Orlando Letelier. L'avocat espagnol Joan Garces, qui fut conseiller de Salvador Allende et se trouvait à ses côtés lors du bombardement du palais présidentiel en septembre 1973, a retrouvé dans ses archives une bande magnétique enregistrée, en 1975, par Orlando Letelier, quand celui-ci dirigeait le Transnational Institute (TNI) d'Amsterdam.

Ces enregistrements, retranscrits, viennent d'être publiés (1), précédés d'une passionnante introduction de Joan Garces, et suivis d'un témoignage de l'essayiste américain Saul Landau, chercheur à l'Institute for Policy Studies, qui avait démontré, avec John Dinges, dans leur livre-enquête Assassination on Embassy Row (Pantheon, New York, 1980), la responsabilité du général Contreras ainsi que du général Pinochet lui-même dans le meurtre d'Orlando Letelier.

La thèse de Joan Garcés, fin analyste (2), est que les militaires de la génération du coup d'Etat de 1973 ne sont plus utiles, ni à la bourgeoisie chilienne ni aux États-Unis. L'adhésion probable du Chili à l'accord de libre-échange nord-américain (Alena) exige une modernisation des forces armées et leur soumission au pouvoir civil de l'Etat. La sentence de l'affaire Letelier rend justice, et, en même temps, sert ce nouvel objectif géopolitique. Les généraux Contreras et Pinochet se sentent trahis par leurs maîtres de naguère. D'où leur réaction. D'autant plus dangereuse que l'ancien dictateur sait qu'il sera le prochain à passer en jugement sur la liste des accusés...

References

1. Orlando Letelier: Testimonio y Vindicacion, entretien avec Orlando Letelier; présentation de Joan Garcés et Saul Landau. Siglo XXI de España Edit., Madrid, 1995, 94 pages, 1 000 ptas.
2. Lire, par exemple, de cet auteur, Allende et l'expérience chilienne, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1976.

Copyright 1995 Le Monde diplomatique