Une transition injuste Le rôle des pays du Golfe dans la « transition durable » au Moyen-Orient et en Afrique du Nord

Les pays du Golfe prennent en main leur avenir activement face aux enjeux climatiques. Il est crucial de comprendre les dynamiques en jeu pour assurer une transition énergétique juste au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MENA). L'ascension de l'influence du Golfe engendre un paysage régional polarisé, influençant le progrès social et démocratique. Cette situation a aussi des répercussions à l'échelle internationale, puisque ces pays s'emploient à maintenir la demande et les investissements dans les combustibles fossiles à travers le monde.

Explorez le réseau complexe de pouvoir, de politique et d'énergie qui caractérise le Golfe et ses résonances globales dans ce papier éclairant, qui figure dans l’ouvrage “Dismantling Green Colonialism: Energy and Climate Justice in the Arab Region,” co-publié avec Pluto Press en anglais.

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Longread by

Christian Henderson
Unjust transitions: The Gulf states’ role in the ‘sustainability shift’ in the Middle East and North Africa

Illustration by Othman Selmi

Ces dernières années, la capacité de réponse des États du Golfe face au changement climatique a fait l'objet de spéculations dans les médias occidentaux. Dans certains cas, la survie même de ces pays est remise en question. Selon un article paru dans le journal anglais The Guardian, la région du Golfe risque d'être confrontée à une « apocalypse » dans un avenir proche, en raison de l'augmentation des températures et de la montée du niveau de la mer.1 L'article dépeint des pays conditionnés par un environnement hostile, avec des sociétés fragiles qui seront profondément bouleversées par la crise climatique. Outre les défis imposés par celle-ci, l'article laisse entendre qu'une baisse de la demande en pétrole et en gaz provoquera elle aussi la disparition des pays du Golfe, en raison de leur dépendance à l'égard des exportations d'hydrocarbures.

Au-delà de leur ton dramatique, ces articles présentent de sérieuses lacunes analytiques. Ils ont tendance à supposer que les États du Golfe sont des acteurs passifs dans la gestion politique du changement climatique. Plutôt que de constituer une source de pouvoir, leur contrôle de 30 à 40 % des réserves pétrolières connues est présenté comme une vulnérabilité, et il est sous-entendu que l'utilisation accrue des énergies renouvelables rendra ces pays non essentiels à l’économie mondiale, à mesure que celle-ci se convertira à des sources d'énergie vertes. Ce cadre analytique repose sur la perception que les conditions environnementales et climatiques seraient homogènes dans toute la région MENA, et suggère donc que la région du Golfe est exposée au même degré de vulnérabilité que d'autres régions du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, face à la menace de la crise climatique et au défi de la transition énergétique.

Ce chapitre cherche à contredire ces hypothèses. Il s’agit de montrer comment, loin d'être de simples producteurs impuissants, les pays du Golfe s'efforcent en réalité à demeurer au cœur du régime énergétique mondial. Cela implique la formulation d'une politique dualiste, qui leur permet de bénéficier à la fois de l’exploitation des combustibles fossiles et des énergies renouvelables. Les États membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont l'intention d'extraire, de produire et de vendre du pétrole et du gaz, ainsi que leurs sous-produits en aval, aussi longtemps que la demande le permettra.2 Dans le même temps, ces pays s’imposent sur le marché des énergies renouvelables et dans le développement des secteurs d’autres combustibles, tels que l'hydrogène, et utilisent leurs capitaux pour investir dans l’installation de parcs éoliens et solaires dans toute la région MENA. Contrairement à l'hypothèse selon laquelle les pays du Golfe sont soumis aux mêmes dangers socio-écologiques que les autres pays de la région, ce travail cherche également à montrer que certains États membres du CCG investissent dans des infrastructures qui leur garantiront une certaine protection contre les crises. Ils disposeront ainsi d'une capacité de gestion de l'alimentation, de l'eau et de l'énergie bien supérieure à celle des autres pays de la région, ce qui leur permettra de se prémunir dans une certaine mesure contre les perturbations liées à l'environnement.

Il est essentiel de comprendre cette dynamique pour bien saisir tous les paramètres en jeu dans l’optique d'une transition juste dans le monde arabe. Les flux énergétiques, l'extraction et le développement dans cette région ont été déterminé·es par le schéma traditionnel de domination du Nord sur le Sud. La période coloniale a conduit à l'intégration subordonnée de nombreuses sociétés régionales dans l'économie mondiale. Les économies d'Afrique du Nord, par exemple, se sont développées autour de l'extraction de produits agricoles et de ressources naturelles, un rôle qui perdure encore aujourd'hui.3 Il est toutefois nécessaire de comprendre que cette hiérarchie se manifeste désormais aussi au niveau régional. Le pouvoir politique et économique émergent des pays du Golfe crée une dynamique régionale très polarisée. Les capitaux des pays du CCG sont investis dans les économies formelles de certains des pays arabes les plus peuplés ; ainsi, le Golfe constitue l'une des principales sources de capitaux étrangers dans des pays comme la Jordanie, l'Égypte et le Soudan.4 En parallèle, les pays du Golfe jouent également un rôle dans la supervision de la politique intérieure de ces États, car leurs aides et investissements soutiennent leurs dirigeant·es, ce qui leur permet de résister aux aléas économiques et de réprimer les dissensions politiques internes. Par conséquent, le pouvoir des États du Golfe fait obstacle aux progrès sociaux et démocratiques dont dépend une transition énergétique juste. L'égalité d'accès à une énergie propre et à d'autres ressources, telles que la nourriture et l'eau, et les formes de restitution comme les réparations climatiques, nécessitent autant de transformation politique que d’innovation technico-environnementale.

Cette dynamique régionale très polarisée entraîne également des répercussions au niveau mondial. L'un des objectifs politiques des pays du CCG est de veiller à ce que les préoccupations sociales croissantes concernant la sinistre réalité de la crise climatique n'aboutissent pas à des réglementations gouvernementales qui interfèrent avec la demande en combustibles fossiles, et entraînent une dévaluation des dotations en combustibles fossiles. Cet objectif est partagé par d'autres entreprises, marchés et classes dirigeantes de l'économie mondiale. En ce sens, une stratégie réussie pour une transition juste devrait prendre en compte le rôle que jouent les États du Golfe dans ces alliances, et les conséquences de leur influence pour l'économie globale. Le pouvoir des économies du Golfe se manifeste par leurs investissements dans les marchés mondiaux, la publicité, les événements sportifs ainsi que diverses institutions, telles que la prochaine conférence des Nations unies sur le climat (COP) qui se tiendra aux Émirats arabes unis.

Vers une transition énergétique verte dans le Golfe ?

Ces dernières années, on a beaucoup parlé de « durabilité » et d'« économie verte », dans les pays du Golfe comme partout ailleurs. Les pays du CCG cherchent à se présenter comme des acteurs enthousiastes de la transition énergétique.5 C’est particulièrement le cas pour l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar, les trois pays qui font l'objet de ce chapitre. Ces pays ont fait la promotion de leurs investissements dans les énergies renouvelables, et ont rendu public leurs programmes de modernisation des systèmes de protection de l'environnement, notamment des projets de « pétrole et gaz décarbonés », une économie circulaire, une agriculture verticale ainsi que toute une panoplie de solutions basées sur la technologie.6,7 En réalité, ces pays n'ont pas l'intention de réduire leur production de pétrole, et se sont même engagés à augmenter leur production aussi longtemps que la demande le permettra. En ce sens, la position des économies du Golfe est totalement alignée sur celle de la plupart des autres exportateur·trices d'hydrocarbures et des compagnies pétrolières.

Cette position a été exprimée sans détour par les dirigeant·es des États du Golfe. Au cours de l'été 2021, le ministre saoudien de l'énergie, le prince Abdelaziz ben Salmane Al-Saoud, a été on ne peut plus clair sur ce point. Selon un rapport de Bloomberg, lors d'une réunion privée, le prince a fait part de l'intention de son pays de continuer à produire et à vendre du pétrole, quoi qu'il arrive. « Nous serons là jusqu’au bout », a-t-il déclaré, « et chaque molécule d'hydrocarbure sera extraite ».8 D'autres notables de la région se sont fait l'écho de ce sentiment. En 2022, Mariam Al Mheiri, ministre émiratie chargée du climat et de la sécurité alimentaire, a déclaré que « tant que le monde aura besoin de pétrole et de gaz, nous lui en donnerons ».9 Cette intention de protéger la valeur des actifs d'hydrocarbures et de répondre à la demande se reflète dans les stratégies développées par tous les États du Golfe pour augmenter leur production de pétrole et de gaz.10

À la lumière de cet engagement résolu en faveur des hydrocarbures, comment les énergies renouvelables s'intègrent-elles dans les politiques énergétiques des pays du Golfe ? Tout d'abord, il convient de souligner que les progrès actuels en matière de transition vers les énergies renouvelables dans ces pays sont très lents. En 2019, les Émirats arabes unis ont produit la plus grande quantité d'énergie renouvelable parmi tous les États membres du CCG, qui représentait 0,67 % de la consommation nationale totale d'énergie du pays.11 Ce chiffre est bien inférieur à celui de nombreux autres pays non membres du CCG.12 Toutefois, certains pays du Golfe ont déclaré qu'ils avaient l'intention de remédier à la situation. Les Émirats arabes unis ont annoncé qu'ils s'engageaient à satisfaire 50 % de leur demande nationale en électricité avec des « énergies propres », en combinant énergies renouvelables, nucléaire et « charbon propre », d'ici 2050.13 L'Arabie saoudite a fait part de son intention d'atteindre le même objectif d'ici 2030.14

Il s'agit de déclarations très ambitieuses qui doivent être considérées avec un certain scepticisme. De telles affirmations permettent à ces pays de donner l'impression qu'ils poursuivent un objectif de durabilité environnementale. L'engagement en faveur de la transition vers les énergies renouvelables s’inscrit donc dans le cadre d’un prétendu engagement à plus large échelle envers la durabilité environnementale, qui se manifeste également dans des expositions publiques, telles que l'Expo 2020 de Dubaï, qui a été imprégnée de discours sur la durabilité.15 Les prédications sur la conscience écologique soutiennent également la mise en œuvre de projets majeurs, tels que Neom, la nouvelle ville futuriste planifiée sur la côte de la mer Rouge en Arabie saoudite. Selon les contenus promotionnels du projet, Neom sera un « modèle pour demain dans lequel l'humanité progressera sans compromettre la santé de la planète ».16 Dans certains cas, ces campagnes de relations publiques aboutissent à des déclarations manifestement fausses. Les organisateur·trices de la Coupe du monde 2022 de football au Qatar ont soutenu qu'il s'agissait du tout premier tournoi neutre en carbone de l’histoire, une affirmation rapidement démentie par les journalistes et les activistes.17

Indépendamment du caractère discutable et artificiel de ces déclarations, cet écoblanchiment excessif dessert un objectif majeur. Il contribue à masquer le véritable rôle des pays du Golfe, qui sont les principaux producteurs de pétrole et de gaz de l'économie mondiale. Cette stratégie permet à ces pays de maintenir leur légitimité sur la scène internationale, et d’assurer leur position d’acteurs centraux dans les débats sur les politiques énergétiques. D'une part, l'engagement en faveur du pétrole et du gaz permettra aux États du CCG de conserver leur contrôle sur les marchés de l'énergie, ce qui se traduit par la position prédominante de l'Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, du Koweït et du Qatar au sein de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). D'autre part, l'image de durabilité et de conscience environnementale montre les pays du Golfe comme des acteurs incontournables des marchés des énergies renouvelables, et d'un avenir moins pollué par le carbone. La prochaine Conférence des parties (COP) des Nations unies sur le changement climatique, la COP28 qui se tiendra à Dubaï en 2023, en est l’illustration. Ces sommets mondiaux sur le climat, organisés chaque année depuis trente ans, sont censés déboucher sur un accord international qui permettra de réduire les émissions de gaz à effet de serre susceptibles d'enrayer le changement climatique. Toutefois, aux Émirats arabes unis, les négociations de la COP28 seront présidées par le directeur de l'Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC), une décision qui revient à « faire surveiller le poulailler par un renard » selon les activistes.18 Il s'agit là d'une contradiction évidente, mais qui continue pourtant de caractériser les politiques de durabilité mises en œuvre partout dans le monde.

Néanmoins, au-delà des considérations d’ordre politique, il est probable que les pays du Golfe finissent par prendre des mesures pour augmenter la part des énergies renouvelables dans leurs mix énergétiques respectifs. Ils ne parviendront peut-être pas à la transition rapide à laquelle ils se sont engagés, mais les énergies renouvelables sont susceptibles de s'implanter au cœur de l'extraction pétrolière mondiale. Pour comprendre cela, nous devons analyser plus en détail la configuration de l'économie énergétique de la région, et les exigences d'un métabolisme social évoluant dans un environnement chaud et aride.19 Ces pays sont caractérisés par des niveaux très élevés de consommation d'énergie domestique. L'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar ont une consommation d'électricité par habitant·e parmi les plus élevées au monde,20 et tous les États du CCG ont une consommation par habitant·e supérieure à la moyenne des pays à revenu élevé. L'une des causes de cette consommation considérable est la consommation domestique d'énergie pour la climatisation, une demande qui a été exacerbée par les subventions à l’énergie, bien que ce soutien ait été récemment revu à la baisse par de nombreux gouvernements du CCG. Une autre cause de cette demande est la production d'eau dessalée, qui représente la majorité de la consommation d'eau domestique dans la plupart des pays du Golfe. Le dessalement de l'eau est un processus très énergivore. En Arabie saoudite, par exemple, il représente environ 20 % de la consommation d'énergie.21 Selon une estimation, les usines de dessalement dans les pays du Golfe représentent 0,2 % de la consommation mondiale d'électricité.22 En raison de la croissance économique et démographique, cette demande en énergie a augmenté ces dernières années. Toujours en Arabie saoudite, la consommation d'énergie a plus que doublé, passant de 1 335 térawatt/heure (TWh) en 2000 à 3 007 TWh en 2021.23 Des augmentations similaires sont observées ailleurs dans la région.

Cette consommation d'énergie considérable devient un obstacle coûteux pour les économies du Golfe. L'électricité dans ces pays est principalement fournie par des centrales électriques alimentées au pétrole et au gaz. En raison de l'augmentation de la demande intérieure, des quantités croissantes de pétrole sont détournées de l'exportation pour les consommateur·trices étranger·es, qui paient les prix du marché. La demande intérieure de pétrole ne montre aucun signe de fléchissement, et certaines estimations suggèrent que la consommation domestique de pétrole pourrait continuer à augmenter de 5 % par an.24 Une étude laisse entendre que d'ici 2030, la consommation de pétrole en Arabie saoudite pourrait équivaloir à la quantité exportée.25 Ces tendances stimulent le développement de la production d'énergie renouvelable dans les États du Golfe. Dans ces pays, le passage à l'énergie verte est en réalité motivé par la nécessité de réserver le pétrole à l'exportation. Cette transition est davantage soutenue par un engagement en faveur de la durabilité financière que par des préoccupations environnementales.

Un nouveau marché

Outre la nécessité de reconfigurer la production nationale d'énergie, les économies du Golfe considèrent également les énergies renouvelables et les carburants tels que l'hydrogène comme une nouvelle opportunité de marché. L'énergie verte constitue en effet une classe d'actifs d'investissement pour les capitaux excédentaires générés par les États du CCG. Le secteur est relativement peu risqué, car il bénéficie du soutien des institutions de financement du développement et des garanties des gouvernements hôtes. Par conséquent, les conglomérats des pays du Golfe sont actifs dans ce secteur. De nouvelles entreprises énergétiques ont vu le jour, et bénéficient souvent d'un soutien et de financements non négligeables de la part de l'État. Masdar, aux Émirats arabes unis, est l’une d’entre elles. Propriété de l'État émirati, Masdar s'est d'abord faite connaître pour son projet de construction d'une ville à Abou Dhabi censée être basée sur le principe de durabilité, et qui fonctionnerait entièrement grâce aux énergies renouvelables.26 L'entreprise dispose également d'une importante branche d'investissement détenant environ 20 milliards de dollars d'actifs dans le domaine des énergies renouvelables, sur de nombreux marchés à travers le monde.27 Un autre cas est celui d'Acwa, qui appartient en partie à l'État saoudien. Implantée dans le monde entier, cette société possède 75 milliards de dollars d'actifs, mais seule une minorité d'entre eux appartiennent à la catégorie des énergies renouvelables.28

Ces entreprises sont très actives dans la région MENA. Des économies telles que celles du Maroc, de la Jordanie et de l'Égypte sont accessibles aux entreprises du Golfe grâce à des relations bilatérales étroites. Les acquisitions dans le domaine des énergies renouvelables sont souvent incluses dans les programmes d'aide et d'investissement des États du Golfe aux autres pays de la région, ce qui garantit aux entreprises de bénéficier d'un fort soutien politique dans les pays hôtes. Cela s'inscrit dans la tendance des pays du Golfe à étendre leur influence dans les sphères politique et économique de la région. Cet élan s'accompagne d'investissements dans d'autres secteurs, tels que la production alimentaire et les infrastructures, ainsi que de l’octroi d’une aide gouvernementale directe aux allié·es régionaux. Le cas de l’Égypte en est le parfait exemple. En effet, on estime qu'entre 2014 et 2016, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït ont accordé au gouvernement d'Abdel Fattah al-Sisi une aide d'environ 30 milliards de dollars. Ce financement a joué un rôle essentiel pour permettre au dirigeant égyptien de gouverner et de stabiliser le pays pendant la période contre-révolutionnaire qui a suivi la révolution de 2011. Cet afflux de fonds a été déterminant dans la restauration du régime autoritaire actuellement au pouvoir dans le pays le plus peuplé du monde arabe.

La COP27, qui s'est tenue à Charm el-Cheikh en novembre 2022, a révélé une autre facette du soutien d'État à État dans le secteur des énergies renouvelables. Le cheikh Mohammed ben Zayed, président des Émirats arabes unis, et Abdel Fattah el-Sisi, président de l'Égypte, ont tous deux assisté en personne à la signature d'un accord entre Masdar et Infinity, la plus grande entreprise d'énergies renouvelables en Égypte, pour l’installation du plus grand parc éolien de ce type dans le pays.29 L'accord signé entre les gouvernements des Émirats arabes unis, de l'Égypte et de la Jordanie en 2022, intitulé « Partenariat industriel pour une croissance économique durable », constitue un autre exemple. Ce partenariat concerne une large palette de secteurs tels que l'alimentation, les engrais, les textiles, les produits pharmaceutiques, les minéraux et les produits pétrochimiques.30 L'accord comprend également des plans visant à améliorer la production d'énergie renouvelable.

Ces accords se caractérisent notamment par un financement par les banques de développement. Des institutions telles que la Banque mondiale, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement et la Banque africaine de développement ont financé des projets dans lesquels les États du Golfe ont investi. Les gouvernements et les institutions internationales impliqué·es dans ces projets en deviennent donc de puissantes parties prenantes, ce qui permet de minimiser les risques. Ce type de soutien a permis aux investisseur·euses du Golfe de devenir des acteur·trices majeur·es des politiques d'énergie renouvelable développées par certains gouvernements dans la région MENA. Les capitaux des pays du Golfe sont investis dans l'avenir énergétique de la région, leur garantissant ainsi de pouvoir réaliser des profits grâce à la transition vers les énergies renouvelables.

Au Maroc, le complexe solaire de Ouarzazate est l'une des plus grandes centrales solaires à concentration du monde, et constitue un exemple éloquent de la puissante association de partenaires gouvernementaux et institutionnels dans ce type de projets. Cette installation est financée par un consortium constitué de l'entreprise saoudienne Acwa, de l'Agence marocaine pour l'énergie solaire et de l'entreprise espagnole TSK. Parmi les autres bailleurs de fonds figurent également la Banque mondiale, ainsi que plusieurs autres banques de développement. L'investissement de la société émiratie AMEA Power dans un parc éolien et une centrale solaire en Égypte obéit à la même logique. Ces projets sont mis en œuvre en partenariat avec Sumitomo Corporation et sont financés par la Société financière internationale, la Banque néerlandaise de développement entrepreneurial et l'Agence japonaise de coopération internationale.31

Une proposition signée entre les Émirats arabes unis, Israël et la Jordanie illustre également de manière probante par quels mécanismes les capitaux des États du CCG sont introduits dans le développement des énergies renouvelables et dans la gouvernance des ressources à l’œuvre dans la région. Ces trois pays se sont mis d'accord sur un plan permettant à Masdar, la société émiratie, d'investir dans une installation solaire en Jordanie qui vendra toute l’électricité produite à Israël. En retour, Israël vendra de l'eau dessalée à la Jordanie.32 S'il se concrétise, cet accord illustrera comment les capitaux des Émirats arabes unis et la technologie israélienne parviennent à s'imposer dans la région. Cet accord normalisera et renforcera également l'occupation israélienne des territoires palestiniens, et le système d'apartheid imposé à la population palestinienne. Cela démontre également que ce type de projets peuvent avoir des répercussions très diverses. L'électricité produite par une ferme solaire installée sur le territoire jordanien sera détournée vers le marché israélien. Les réseaux de production d'eau et d'électricité seront livrés aux  consommateur·trices les plus riches, excluant les populations démunies et soumises à l'occupation militaire.

L'hydrogène pourrait jouer un rôle dans la transition énergétique au même titre que le solaire et l’éolien, en tant que carburant alternatif et vecteur d'énergie.33 Plusieurs pays du Golfe, comme l'Arabie saoudite, le Qatar, Oman et les Émirats arabes unis, conçoivent des projets pour répondre à la demande mondiale croissante d'hydrogène. Reste à savoir si ces projets produiront de l'hydrogène « vert » (à partir d'énergies renouvelables), de l'hydrogène « bleu » (à partir de gaz avec capture du carbone) ou de l'hydrogène « gris » (à partir de combustibles fossiles sans capture du carbone). Il est difficile de déterminer dans quelle mesure le produit fini sera un carburant « décarboné », ou à faible teneur en carbone. L'avantage concurrentiel de ces pays réside dans le gaz naturel : en utilisant ce combustible, ils seront en mesure de produire de l'hydrogène à un coût bien moindre qu'en utilisant des énergies renouvelables et d'énormes quantités d'eau dessalée (qui nécessiteraient une plus grande consommation d'énergie). L'hydrogène vert coûtera jusqu'à 11 fois plus cher que le gaz naturel, cinq fois plus que l'hydrogène gris et deux fois plus que l'hydrogène bleu.34 Ceci étant, les détails de ces plans sont vagues et il est possible que la classification des catégories d'hydrogène soit floue, ce qui rendrait difficile de déterminer si ces carburants génèrent réellement des émissions de carbone faibles ou nulles.

Les investisseur·euses des pays du Golfe acquièrent également des actifs étrangers dans le secteur de l'hydrogène. L'Égypte cherche à devenir l’épicentre de la production d'hydrogène vert (et bleu), et les entreprises du CCG comptent bien tirer parti de ces projets. Masdar a par exemple signé une proposition d'investissement dans deux sites de production d'hydrogène vert en Égypte, l'un situé sur la côte méditerranéenne et l'autre dans la zone économique du canal de Suez à Ain Soukhna, sur la côte de la mer Rouge.35 L'accord comprend également un projet de production d'ammoniac vert, qui peut être utilisé pour fabriquer des engrais « neutres en carbone ». D'autres entreprises du Golfe capitalisent également sur la stratégie égyptienne pour faire du pays une plaque tournante de la production d'hydrogène vert. Le financement d'une entreprise égyptienne impliquée dans ce projet a lui aussi été assuré par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, et les risques liés à ces projets ont été atténués par des financements provenant d’Europe et du Golfe.36

Reste à voir si ces plans sont réalistes et réalisables, mais l'accent mis sur l'hydrogène a de fortes connotations politiques. Cette ressource est présentée comme une panacée sur les marchés de l'énergie. Elle est considérée comme un moyen de réduire la consommation de combustibles fossiles, et cette question est devenue encore plus urgente depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022, qui a contraint de nombreux gouvernements européens à chercher des alternatives à leur dépendance vis-à-vis des exportations de gaz russe. Si ces projets se concrétisent, ils aboutiront à un système similaire au développement des projets d'énergie renouvelable (solaire et éolienne), avec l’investissement de capitaux du Golfe et de l'Occident dans des projets dirigés par l'État qui seront ensuite intégrés dans les réseaux énergétiques européens. Du point de vue des producteur·trices dans les pays du Golfe, l'un des avantages potentiels de cette stratégie repose sur le rôle du gaz dans la production d'hydrogène. Pour les économies du Golfe, la croissance du marché de l'hydrogène constitue une opportunité doublement gagnante de participer à la transition énergétique tout en maintenant la valeur de leurs réserves de gaz.

Une région marquée par les inégalités

Comment les pays du Golfe utilisent-ils les profits réalisés grâce aux hydrocarbures pour préserver leur avenir face aux impacts du changement climatique ? Les ressources et les capitaux des États du Golfe les placent au sommet de la hiérarchie politique et économique régionale, caractérisée par une polarisation croissante. Les inégalités entre les pays pauvres et les pays riches de la région sont criantes. Par exemple, le PIB par an et par habitant·e au Yémen est de 701 dollars, alors qu'il s’élève à 44 315 dollars aux Émirats arabes unis.37 Ce différentiel est observable partout dans la région ; ainsi, le PIB par an et par habitant·e de la Syrie est de 533 dollars, contre 66 000 dollars au Qatar.38 En raison de ce déséquilibre, les pays de la région MENA ne sont pas sur un pied d’égalité en ce qui concerne les effets du changement climatique. La puissance politique et économique des États du Golfe leur permet de mieux gérer les enjeux liés au réchauffement climatique. Cette capacité contraste avec celle d'autres pays de la région comme le Yémen, le Liban et la Syrie, qui souffrent à la fois d'un effondrement économique, d'une dette publique écrasante, de conflits et d'une instabilité interne.

La sécurité alimentaire dans les pays du Golfe constitue un autre exemple de ces inégalités régionales. Les États du CCG sont très dépendants des importations alimentaires, et 80 à 90 % des produits de base y sont importés. Cette situation les rend vulnérables aux perturbations géopolitiques susceptibles d'affecter la logistique et les chaînes d'approvisionnement. Néanmoins, ces pays utilisent leur capital pour atténuer ce risque, en investissant massivement dans les infrastructures de transport et de stockage. Cela signifie qu'ils peuvent importer des denrées alimentaires en provenance d'une grande variété de lieux, ce qui leur permet de diversifier les sources de leurs denrées de base. Les pays du Golfe importent des denrées alimentaires depuis toutes les régions du monde, et ont acquis des terres en Afrique du Nord, dans la région de la mer Noire, ainsi qu’aux États-Unis et en Amérique latine.39 Ils ont également mis en place de vastes opérations de transformation alimentaire, d'élevage de volailles et de production laitière. Ces installations desservent les marchés du Golfe et assurent une certaine autosuffisance, mais elles nécessitent toujours l'importation de matières premières, telles que les aliments pour le bétail. Plus récemment, les pays du Golfe ont commencé à investir dans des dispositifs agro-technologiques qui leur permettent de cultiver des aliments dans des environnements fermés et entièrement contrôlés.40 Ces projets sont gourmands en énergie et bénéficient d'un approvisionnement en électricité subventionné par les États, parmi d’autres intrants.41

Ce type de production alimentaire constitue une forme de modernisation écologique, et une tentative de mieux contrôler les conditions sociales et environnementales de la production alimentaire, ce qui présente un certain nombre d’avantages dans un climat qui se réchauffe. L'absence d'agriculture domestique crée une dépendance à l'égard des importations, mais elle réduit également l'exposition directe au changement climatique. Les pays qui dépendent fortement de la petite agriculture comme source de revenus et d'emplois sont en effet plus vulnérables aux effets du changement climatique. Au Yémen, en Égypte et au Maroc, l’agriculture emploie entre 20 et 35 % des travailleur·euses, alors qu’elle représente moins de 5 % de l’emploi dans les pays du Golfe.42 Pourtant, ces derniers ne sont pas totalement à l'abri de ce danger, car la dégradation du climat peut compromettre la production dans les régions où ils s'approvisionnent en denrées de base, mais leur pouvoir d'achat et leur réseau diversifié de chaînes d'approvisionnement permettent de réduire ce risque, du moins pour le moment. L'utilisation des recettes du pétrole pour financer les importations de denrées alimentaires constitue un autre canal de dépendance de ces États envers les exportations de pétrole et de gaz, sans lesquelles leur existence serait menacée.

Les inégalités régionales se manifestent également dans les investissements des économies du Golfe dans l'agro-industrie à l'étranger. La littérature sur le développement a parfois tendance à supposer que la coopération et les flux d'investissement régionaux sont un moyen de répondre au besoin de sécurité alimentaire des pays de la région MENA. Ces flux sont considérés comme un moyen de résoudre l'insécurité alimentaire des pays du Golfe, tout en investissant dans les secteurs agricoles des économies plus pauvres de la région.43 Cependant, la réalité quant aux investissements des États du Golfe dans l'agriculture contredit cette interprétation. En effet, ces pays ont acquis de vastes étendues de terres en Égypte, au Soudan et en Éthiopie pour y installer des plantations, qui consomment de l'eau et d'autres ressources nécessaires à la production de denrées alimentaires, qui sont ensuite directement exportées vers les pays du Golfe. On y cultive principalement de la luzerne, un aliment pour le bétail utilisé dans les grandes exploitations laitières dans le Golfe.44 Ces nutriments sont soustraits à des sociétés marquées par une grande insécurité alimentaire et des antécédents de famine. Au Soudan, par exemple, les investisseur·euses du Golfe ont acquis plus de 500 000 hectares de terres, souvent dans des zones agricoles très fertiles proches du Nil, et dont l’usage est revendiqué par de petit·es agriculteur·trices.45 Ces exploitations produisent des céréales et des aliments pour bétail qui sont exportés vers les pays du CCG, alors même que la société soudanaise reste en proie à l'insécurité alimentaire.46 On estime en effet que sur une population totale de 44 millions d'habitant·es, 12 millions de personnes au Soudan sont actuellement confrontées à une insécurité alimentaire aiguë, et un demi-million d'enfants souffriraient de malnutrition aiguë sévère dans le pays. Ce type d'acquisition de terres à grande échelle est souvent décrit comme un « accaparement de terres » (land grabbing), et constitue une menace largement dénoncée pour les droits, les moyens de subsistance et la santé des populations locales.47 Cet accaparement de terres, et la production agricole à grande échelle orientée vers l'exportation affaiblissent la souveraineté alimentaire de pays comme le Soudan.

Les inégalités régionales se manifestent également au niveau de la capacité de stockage des céréales, qui permet d’amortir la hausse des prix et les crises d'approvisionnement. Il s’agit d’un enjeu de taille pour les pays de la région, compte tenu de leur dépendance à l'égard des importations de denrées alimentaires et des risques de chocs climatiques et économiques. Les pays du Golfe ont beaucoup investi dans les silos à grains et les entrepôts alimentaires, et ces infrastructures ont été incluses dans des projets portuaires et aéroportuaires. Par conséquent, leur capacité de stockage dépasse de loin celle des autres pays de la région. Par exemple, l'Arabie saoudite dispose d’une capacité de stockage de céréales d'environ 3,5 millions de tonnes, pour une population de 35 millions d'habitant·es,48 alors que la capacité de stockage de céréales de l'Égypte est d'environ 3,4 millions de tonnes, pour une population trois fois plus importante que celle de l'Arabie saoudite, soit environ 105 millions d'habitant·es.49 La capacité de stockage du Qatar est d'environ 250 000 tonnes pour 2,6 millions d'habitant·es,50 tandis que le Yémen dispose d’une capacité similaire pour 30 millions d'habitant·es. Ce contraste est observable dans une variété de domaines entre des pays de la région, en particulier ceux qui ont été frappés par la guerre et les catastrophes. Par exemple, l'explosion dévastatrice du port de Beyrouth en août 2020 a détruit des silos à grains d’une capacité de 100 000 tonnes.

Outre les silos, les États du Golfe investissent également dans d’autres infrastructures qui leur permettront de gérer leurs ressources de première nécessité face aux effets du changement climatique. L’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis ont récemment achevé la construction d’installations de stockage d’eau pour sécuriser leur approvisionnement en eau. Ces installations font partie des plus importantes du monde ; ainsi, le réservoir d'eau du Qatar, d'une capacité de 6,5 millions de mètres cubes, est suffisant pour assurer sept jours de consommation dans le pays.51 La construction de ces infrastructures illustre la manière dont les pays du Golfe sécurisent leur métabolisme social ; les capacités de stockage d'eau et de nourriture favorisent une résilience face aux conflits, aux crises climatiques et aux perturbations logistiques. Tous ces exemples offrent un aperçu de la divergence des trajectoires de développement dans la région, où les capacités des différents pays à faire face aux impacts du changement climatique et au stress environnemental sont très inégales.

Une transition juste dans le Golfe

Les principes sociaux et économiques d’une transition juste sont en contradiction avec les stratégies décrites plus haut. En investissant dans les énergies renouvelables, l'agro-industrie et la modernisation des infrastructures, les pays du Golfe poursuivent un programme technologique et capitalistique de modernisation de l'environnement. Cette stratégie repose sur des solutions basées sur la technologie, et sur une accumulation par dépossession au nom de la « durabilité ». Ces méthodes sont principalement motivées par des considérations de profit et de sécurité, l'engagement en faveur de la durabilité environnementale étant relégué au second plan. Cette approche n'accorde que peu ou pas d'importance à l'égalité, à la justice et aux besoins fondamentaux universels. Elle repose sur l'idée que la durabilité environnementale est une question technocratique, qui peut être dissociée des enjeux hautement politiques de la répartition des richesses et des ressources, de la consommation et de l'extraction au service du profit.

Cette propension a des ramifications régionales. Comme décrit ci-dessus, l'influence des États du Golfe se manifeste par des investissements dans les énergies renouvelables dans des pays tels que l'Égypte, la Tunisie, le Maroc et la Jordanie. Grâce à leurs investissements, les conglomérats des États membres du CCG peuvent prendre part à la transition vers les énergies renouvelables dans la région. Toutefois, cette influence est également présente à une échelle plus large, dans toute la région. L'aide et les investissements des pays du Golfe contribuent à soutenir bon nombre de gouvernements, tels que ceux de l'Égypte, de la Jordanie et de la Tunisie, à qui les États du Golfe accordent des prêts. Outre le financement, les pays du Golfe orientent également la politique régionale par d'autres moyens. L'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont lancé une intervention militaire au Yémen, et le Qatar et l'Arabie saoudite ont soutenu des forces réactionnaires en Syrie. Ces interventions obstruent l'espace démocratique nécessaire à une transition véritablement juste ; elles entravent l'émergence de mouvements sociaux pour revendiquer une utilisation plus équitable et durable des ressources nationales. En outre, comme nous l'avons vu plus haut, l'utilisation de vastes étendues de terre pour la production d'énergie renouvelable et l'enclosure de l'agro-industrie reposent souvent sur la dépossession des autres usager·es de la terre, une appropriation qui s’opère par le biais de formes de gouvernance autoritaires et répressives. Pour qu'une transition juste puisse prendre forme dans de nombreux pays du monde arabe, la question de la justice sociale et environnementale doit prendre en compte cette dimension régionale. Les dynamiques de lutte des classes au niveau national ne peuvent à elles seules suffire à engager un tournant social et révolutionnaire ; le poids de l'influence des pays du Golfe dans l'économie politique régionale doit également être inclus dans l'équation.

Ces obstacles à une transition juste peuvent également s’observer à l’échelle mondiale. Les pays du CCG sont actifs dans la gestion politique du changement climatique, et utilisent leurs profits pour blanchir leur image d’économies basées sur le pétrole. Cela se manifeste par l'écoblanchiment et l'image de marque de la durabilité diffusée par ces pays, jusqu’à la nomination d'un patron du secteur pétrolier pour présider la COP28. Ce marketing est également largement apparent dans les investissements réalisés par les États du Golfe dans des actifs qui bénéficient d’une notoriété et d’une visibilité accrues en Occident. L'exemple le plus flagrant est celui des équipes de football, et certains des plus grands clubs de football d'Europe appartiennent à des pays du Golfe, ou ont signé des accords publicitaires avec des compagnies aériennes et autres entreprises de la région. Des clubs tels que le Paris Saint-Germain, Barcelone, Newcastle et Manchester City appartiennent à des États du Golfe qui les utilisent pour blanchir leur réputation, et injecter leurs pétrodollars dans ces emblèmes de la fierté et de l'identité de la classe ouvrière. Cela s’inscrit dans une démarche pour continuer à normaliser les combustibles fossiles à travers la culture, et assurer ainsi leur demande continue sur le marché mondial.

Mais les pays du Golfe ne sont pas les seuls à vouloir préserver un climat politique favorable aux émissions de carbone provenant du pétrole et du gaz. Leur engagement en faveur des combustibles fossiles s'aligne sur le système capitaliste mondial, et cet objectif est partagé avec les multinationales, les marchés financiers et les États. Les pays du Golfe sont indispensables pour garantir leur toute-puissance, en raison de leurs exportations de pétrole et de gaz, mais aussi grâce à leurs capitaux, qui sont investis dans l’économie à l’échelle mondiale. Ces pays vont donc rester au sommet de la pyramide du pouvoir pendant encore un certain temps. En outre, la demande croissante en énergie des économies émergentes d'Asie va permettre aux États du Golfe de conserver leur suprématie. Ainsi, les tentatives visant à instaurer une transition juste au sein des sociétés du Moyen-Orient devront se confronter à cette alliance, constituée par les classes dirigeantes des différents pays de la région, les États du Golfe et le capital mondial.

Cependant, malgré leur puissance, un certain nombre d'incertitudes se profilent à l'horizon pour ces pays. Comme toutes les sociétés, celles des pays du Golfe ne sont pas à l'abri des réalités du changement climatique. Leur dépendance économique au pétrole et au gaz signifie que ceux-ci doivent diversifier leurs économies afin d’assumer le coût croissant de leurs importations alimentaires, de leur production d'énergie et de leur consommation d'eau. La hausse des températures peut affecter les rendements agricoles à l’échelle mondiale et provoquer des ruptures dans les chaînes de production de denrées alimentaires, et ces perturbations pourraient affecter ces économies. À l’échelle régionale, leur capacité à consolider des alliances autoritaires, sur lesquelles reposent en partie leur accumulation et l’extraction de denrées alimentaires, pourrait également être mise à l'épreuve. Les tensions qui ont conduit aux révolutions arabes de 2010 et 2011 ne se sont pas apaisées, et une reconfiguration structurelle profonde est plus que jamais nécessaire. Il est encore trop tôt pour prévoir l'évolution de ces enjeux, mais les États du Golfe ne sont pas à l'abri des aspirations populaires à la démocratie, à l'équité et à la redistribution, qui sont au cœur de toute transition juste.