Le secteur de l'énergie en Jordanie A l’origine des crises, des politiques dysfonctionnelles et injustes
L’interruption de l'approvisionnement en gaz égyptien à la Jordanie entre 2011 et 2013 a mis en évidence la fragilité d'un secteur énergétique influencé par les politiques de privatisation du FMI et de la Banque mondiale. En réponse, la Jordanie s'est tournée vers les énergies renouvelables et a conclu des accords controversés. Cette transition s'est caractérisée par des énormes profits détournés par le secteur privé, tandis que l'État a continué d'enregistrer des pertes significatives, exacerbant ainsi le fardeau de la dette publique et les disparités sociales.
Cet article remet en question les progrès de la Jordanie dans le domaine des énergies renouvelables et conteste l'image triomphaliste de la Jordanie en tant que leader régional de l'énergie verte. Il figure dans l’ouvrage “Dismantling Green Colonialism: Energy and Climate Justice in the Arab Region,” co-publié avec Pluto Press en anglais.
En février 2011, des sections du gazoduc égypto-jordanien dans la région de Al Arish, en Égypte, ont été la cible d’attaques à l’explosif. Ces attaques se sont poursuivies au cours des deux années suivantes,1 jusqu’à l'interruption totale de l'approvisionnement en gaz de l'Égypte vers la Jordanie en 2013.2 La déstabilisation de l’approvisionnement en électricité du pays, dont dépendent toutes les activités économiques, a plongé la Jordanie dans une grave crise. Ces événements ont clairement montré que le royaume était excessivement dépendant du gaz égyptien, qui répondait à l’époque à plus de 80 % des besoins du pays en matière de production d'électricité.3 Dépourvue d'alternative au gaz égyptien, la Jordanie a été contrainte d'importer de grandes quantités de produits pétroliers à un moment où les prix mondiaux du pétrole étaient extrêmement élevés, ce qui a entraîné une forte augmentation des coûts de la production locale d'électricité. Les pertes cumulées du secteur public de l’électricité ont atteint 7,7 milliards de dollars en 2022, soit 14,3 % de la dette publique du pays.4
La crise du gazoduc a révélé la fragilité et les failles des politiques énergétiques jordaniennes. Dans les années qui ont précédé la crise, et plus particulièrement autour de 2007, le gouvernement, soutenu par le Fonds monétaire international (FMI), a commencé à privatiser la production d'électricité, et des entreprises de distribution et d'investissement sont devenues des partenaires de l’État, dans le cadre d'accords qui les protégeaient des risques financiers tout en leur garantissant des profits. Cette dynamique a alourdi les charges financières de l’État, et affaibli les performances du secteur public de l'énergie. En parallèle, la question de la sécurité énergétique n’a pas été prise en compte dans la planification.
Bien que l'augmentation des coûts de production de l'électricité ait été imputée au Printemps arabe et à la rareté des ressources fossiles nationales dans le discours officiel autour de la crise du gaz, une mauvaise gestion et une mauvaise planification y ont largement contribué. La dépendance du pays à l'égard d'une source unique et peu sûre est le résultat de choix politiques qui n’ont pas cherché à diversifier les sources d’énergie, ni à concevoir des plans d'urgence.
Suite à la crise, le gouvernement a adopté une nouvelle stratégie après 2011, basée sur la diversification et l'exploitation des sources d'énergie locales. Cette stratégie s'est concrétisée par des contrats de plusieurs milliards de dollars passés avec des multinationales pour développer de nouveaux projets de production d'électricité. Dans ce contexte, la Jordanie a signé en 2016 un contrat avec l'entreprise américaine Noble Energy et ses partenaires dans l’exploitation du champ Leviathan pour acheter du gaz à Israël. Malgré les nombreuses protestations populaires, les problèmes juridiques et les doutes concernant la sécurité du projet et son utilité économique pour le pays, le gouvernement jordanien a entériné l'accord.5 Pourtant, celui-ci reproduit le scénario de la période antérieure à 2011 : négliger la sécurité énergétique et exposer la population et l'économie du pays aux risques d'une dépendance à l'égard d’une énergie importée depuis l’étranger.
La centrale électrique d’Attarat, alimentée par des schistes bitumeux, a été construite à la même période en partenariat avec la société estonienne Eesti Energia (Enefit), et avec le financement de multinationales. Cette centrale devait initialement répondre à 15 % des besoins en électricité du royaume, pour un coût de 3 milliards de dollars.6 Or, le gouvernement s'est rendu compte que les coûts élevés du projet provoqueraient une augmentation significative de son déficit annuel, et sollicite désormais un arbitrage international dans l'espoir d’obtenir une réduction de ces coûts exorbitants.7
Enfin, depuis 2011, le gouvernement jordanien promeut également les énergies renouvelables et a ouvert un marché national dédié. Les énergies renouvelables contribuent désormais à 30 %8 de la production totale d'électricité en Jordanie, le pays étant présenté comme un modèle en matière d'énergie propre. Ce chiffre cache toutefois une réalité : les projets d'énergie renouvelables en Jordanie sont dominés dans une large mesure par de riches particuliers et des entreprises privées, et les politiques publiques dans ce domaine donnent la priorité à la production privée au lieu de réduire les coûts de la production d'électricité au niveau de l'État, ou de soutenir les secteurs économiques en difficulté (comme l'agriculture) et les populations à faible revenu. Ces politiques axées sur le profit ont également entraîné des pertes considérables d’argent public, qui ont été compensées par des emprunts réalisés auprès du FMI et de la Banque mondiale. Les plans de redressement du secteur de l’énergie proposés par ces bailleurs de fonds prônent l’application d’une recette bien connue : privatisation et libéralisation du marché de l'énergie, et augmentation des prix de l'électricité, sans tenir compte des graves répercussions socio-économiques que cela peut entraîner.
Cet article cherche à étudier ces dynamiques de manière approfondie, avant de proposer un certain nombre de recommandations en faveur d’un renouvellement des perspectives du secteur énergétique en Jordanie.
Avant la crise du gaz
La Banque mondiale et le FMI, entre privatisation et réduction des subventions à la consommation
Les conditions aux prêts accordés en 2007 par le FMI et la Banque mondiale à l’État jordanien pour couvrir le déficit public ont entraîné une privatisation partielle du secteur énergétique. Dans les années 1980, la baisse des flux de capitaux en provenance du Golfe et l'augmentation des dépenses publiques avaient plongé le pays dans une grave crise économique. La croissance économique avait chuté brutalement, et le taux de change s'est effondré en 1989. Les programmes de prêts « correctifs » sont alors devenus le seul moyen d'éviter une aggravation de la crise. Les politiques du consensus de Washington adoptées par le FMI et la Banque mondiale comme solution rapide pour les « États faillis » - notamment la Jordanie, selon eux - reposaient sur le contrôle des dépenses publiques, la libéralisation des marchés, la suppression des barrières au commerce international et la privatisation des institutions étatiques. Ces mesures devaient permettre de remédier à l’échec des politiques mises en place jusqu’alors par le gouvernement, et de réduire les charges qui pesaient sur l'État.9
La dynamique de privatisation sera institutionnalisée en Jordanie à partir de 1996, lorsqu'une branche chargée de la privatisation10 est créée au sein du cabinet du Premier ministre, en collaboration avec la Banque mondiale.11 La même année, il est recommandé de transformer l'Autorité jordanienne de l'électricité, un organisme public fondé en 1967 qui détenait et gérait toutes les activités du secteur, en une entreprise publique, la National Electric Power Company,12 détenue par l’État. Cette restructuration va permettre de favoriser une éventuelle privatisation. En 1999, une nouvelle restructuration13 divise la société en trois entreprises distinctes : la National Electric Power Company (NEPCO), chargée de l'achat d'énergie primaire et du transfert, du contrôle et des interconnections ; la Central Electricity Generating Company (CEGCO), qui gère les centrales électriques ; et la Electricity Distribution Company (EDCO), chargée de la distribution de l'électricité. Ces trois sociétés sont administrativement et financièrement indépendantes. La Commission de régulation de l'énergie et des minéraux (EMRC) sera également créée par la suite, en tant que structure indépendante chargée de superviser les différentes activités du secteur.14
La restructuration du secteur énergétique va constituer la première étape de la privatisation des entreprises de distribution et de production, dans un processus qui évincera le secteur public pour faire des entreprises et des investisseurs les acteur·trices clés du secteur de l'énergie. Malgré les preuves de l'efficacité de l'Autorité nationale de l'électricité, l'État adopte la vision néolibérale du FMI et privatise l'institution en 2007. Dans le même temps, 51 % des actions de la CEGCO sont vendues à la société émiratie Dubai International Capital (DIC).15 Un an plus tard, 100 % des actions de la société holding publique EDCO, et 55,4 % des actions de l'Irbid District Electricity Company, une entreprise de distribution dans le nord de la Jordanie, sont vendues à la Kingdom for Energy Investments Company (KEC), également codétenue par DIC, la Kuwaiti Privatisation Holding Company et la United Arab Investors Company.16 Les projets de production mis en place par la suite seront transférés au secteur privé par le biais de contrats directs ou d'appels d'offres. L'activité de distribution est donc entièrement privatisée, tandis que l'activité de production fera l'objet d'une gestion à la fois publique et surtout privée. Les activités de transport et d'achat de combustible sont restées la propriété de la NEPCO, qui représente l’État dans le secteur, et l'EMRC demeurée indépendante continue de réglementer l’ensemble de ces activités.
Les problèmes structurels du secteur ne vont faire qu'empirer après la privatisation, car le démantèlement d'une institution gouvernementale entraîne des coûts administratifs inutiles pour le secteur et affaiblit ses performances globales. Dans le cadre de la privatisation, les contrats et les accords tendent à « privatiser les profits et socialiser les risques », notamment en appliquant la méthode de tarification « cost-plus », qui assure un profit fixe aux entreprises sans réelles garanties de performance et d'efficacité. En outre, les contrats de production obligent l'État à assumer les coûts relatifs aux capacités de production, même si elles ne sont pas nécessaires ou utilisées.
En définitive, la privatisation a aggravé la crise énergétique en Jordanie. Le Comité d'évaluation de la privatisation a été créé en 2013 par un décret royal publié le 10 octobre de la même année. En 2014, le comité publie un rapport d'évaluation sur l'expérience de la privatisation en Jordanie. Le rapport constate que les indicateurs de performance montrent une baisse de la qualité des services (par exemple, l'augmentation des pertes électriques dans les sociétés de distribution privatisées), ainsi qu'une augmentation des charges financières. Le rapport indique que « la privatisation n'a pas atteint les objectifs économiques souhaités ... [à savoir] stimuler les investissements stratégiques, protéger le trésor public des conséquences de l'augmentation du coût des combustibles, optimiser l'efficacité du secteur ou diversifier les sources d'énergie. »17
En outre, le rapport affirme que la majorité des bénéfices des entreprises (qui s'élevaient à l'époque à 20 % par an en moyenne) sont liés aux prix élevés de l'énergie fixés par la Commission de régulation de l'électricité, plutôt qu'à une efficacité ou une productivité accrues. Ainsi, les entreprises réalisent des profits anormalement élevés puisque les ventes et les bénéfices sont garanti·es. Pour sa défense, le gouvernement soutiendra que la privatisation s'est opérée en collaboration avec des investisseurs financiers qui ne sont pas spécialisés dans le secteur de l’énergie, et dont les objectifs sont plus axés sur la rentabilité que sur l'amélioration de la productivité du secteur. Le gouvernement a affirmé alors avoir dû recourir à ces investisseurs dans certains cas, car les investisseurs stratégiques ne s’étaient pas montrés intéressés par le projet.18
Après la restructuration du secteur énergétique jordanien, la deuxième étape des plans de la Banque mondiale et du FMI concerne la réduction des subventions à la consommation sur les prix de l'électricité. Après la crise du gaz égyptien de 2011-2013, ces institutions vont octroyer un prêt au gouvernement jordanien à condition de diversifier le mix énergétique du pays, et que les prix de l'électricité soient ajustés. Cela va donc mener à la suppression des subventions au carburant et à l'électricité, suppression jugée nécessaire par la Banque mondiale et le FMI pour résoudre la crise de la dette de la société nationale de l’énergie, la NEPCO.
Le prêt conditionnel d'environ 2,06 milliards de dollars19 accordé par le FMI en 2012, suivi de nouveaux prêts et subventions les années suivantes, a conduit à la mise en œuvre d'un important programme de réforme des subventions, qui a supprimé les subventions sur les produits pétroliers. Cela a entraîné une augmentation des prix de 14 à 50 %,20 et le programme de réforme intégrait un plan quinquennal d'augmentation des tarifs de l'électricité en cinq étapes à partir de 2013.21 Ce plan ne sera que partiellement mis en œuvre, avec trois phases successives d’augmentation des prix entre 2013 et 2015, mais la mise en œuvre sera interrompue après une diminution des pertes de la NEPCO, en raison de la stabilisation des prix internationaux du pétrole et de l'accès renouvelé au gaz. Mais les déficits de la NEPCO sont actuellement à nouveau en hausse, et de nouvelles augmentations sont prévues, ce qui signifie que les plans du FMI et autres propositions visant à réduire les subventions sont susceptibles d'être à nouveau à l’ordre du jour. Cela pourrait ouvrir la voie à une nouvelle vague de privatisation.
Les rapports de la Banque mondiale insistent sur le fait que les politiques prévues par le FMI vont permettre de faire des économies dans le secteur de l'énergie, ce qui permettra d'investir des fonds dans des programmes destinés aux populations défavorisées et, in fine d'améliorer le niveau de vie de tous·tes les Jordanien·nes. Cependant, les faits et les chiffres récents ne viennent pas confirmer les affirmations selon lesquelles la réduction des subventions permet d’augmenter les profits. En effet, le taux de croissance économique a continué à baisser22 malgré l’application des plans du FMI,23 la classe moyenne s’érode, le taux de pauvreté augmente et le pouvoir d'achat diminue.24 Même si les subventions n'ont pas été purement et simplement supprimées, l'impact négatif de la hausse des prix de l'électricité sur les populations pauvres et les classes moyennes est manifeste.
L’option la moins coûteuse avant tout
La crise du gaz en Égypte n'est pas la première à frapper le secteur énergétique jordanien. Une crise similaire, quoique moins grave, s'est produite avec l'arrêt de la production de pétrole en Irak en 2003, après l'invasion de l'Irak par les États-Unis. Comme le gaz égyptien, le pétrole irakien constituait une source bon marché mais peu sûre, dont la Jordanie dépendait fortement pour la production d'électricité. En conséquence, l'interruption va entraîner une hausse des prix de l'électricité en Jordanie. Néanmoins, cette expérience ne modifiera pas l'approche du gouvernement à l'égard du secteur et, la même année, l'Égypte signe un accord pour approvisionner le royaume en gaz naturel pendant 15 ans, couvrant alors 80 % des besoins de production d'électricité à un prix bas tout en offrant une protection contre l'augmentation rapide des prix mondiaux du pétrole.25 Dans un premier temps, l'accord aura un effet positif sur les prix de l'énergie et l'économie jordanienne, mais les approvisionnements en gaz vont commencer à fluctuer et à diminuer en 2008, déclenchant une nouvelle crise. En outre, en 2010, seuls 60 à 70 % de la quantité de gaz convenue avaient été livrés, ce qui va semer le doute sur le fait que le gaz égyptien constitue une solution fiable à long terme pour répondre aux besoins énergétiques du pays.26 Malgré ces dysfonctionnements, État n'a pas cherché de nouvelles sources de gaz, comme cela figurait pourtant dans sa stratégie énergétique 2007-2020. En effet, le secteur a continué à dépendre du gaz égyptien comme source principale de production d'électricité, jusqu'aux explosions à Al Arish en 2011-2013.
Lorsque la crise du gaz égyptien éclate, pour remplacer cette ressource désormais indisponible, la Jordanie commence alors à importer du pétrole (et ses dérivés), malgré des prix toujours plus hauts. Cela aura un impact considérable sur les coûts énergétiques couverts par l'entreprise publique, qui ont augmenté de 129 % en passant d'environ 9,6 cents par kilowattheure (kWh) en 2010 à 22,5 cents par kWh en 2014.27
Le secteur énergétique jordanien a dû faire face à des prix élevés et à un approvisionnement insuffisant jusqu'au rétablissement de la fourniture en gaz en 2015, lorsque de nouveaux accords sur le gaz, signés principalement avec le Qatar,28 relancent les importations. Ces nouveaux accords prévoient l'utilisation d'une unité flottante de stockage de gaz naturel liquéfié dans le terminal pétrolier Cheikh Sabah Al Ahmad à Aqaba, dans le sud du pays. Située sur la mer Rouge, l’unité de stockage sera exploitée dans le cadre d'un accord signé avec la société Golar LNG.29
À peu près simultanément aux premières livraisons de gaz, les prix mondiaux du pétrole vont se stabiliser, entraînant une baisse des coûts de production de l'électricité d'environ 10,3 cents par kWh en 2016.
La crainte d'une répétition du scénario de 2011-2013 conduit finalement la Jordanie à rompre avec sa forte dépendance à l'égard d'une source d’énergie unique, et à adopter une politique de diversification des sources d'énergie et des formes de production, ainsi qu'une intensification de la production domestique. En 2012, après des années de retard, le parlement jordanien s’empresse d'adopter la loi sur les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique, et commence à lancer des appels d'offres et des offres concurrentielles pour des projets d'exploitation des énergies renouvelables, développant ainsi tout le secteur des énergies renouvelables. Dans le même temps, des projets d'énergie nucléaire et de schistes bitumineux d'une valeur de plusieurs milliards de dollars sont également planifiés. Toutefois, les coûts élevés de ces projets vont placer l’État en difficulté, et les projets nucléaires seront abandonnés avant d'avoir pu être mis en œuvre. Tout cela se déroule en parallèle des pourparlers qui aboutiront au rétablissement de l'approvisionnement en gaz naturel en provenance de l’Égypte. C'est également à cette période qu'un accord sur le gaz est conclu avec Israël, qui exposera le royaume à une hausse des prix de l'électricité et des coupures de courant périodiques.30
Les nouvelles politiques et pratiques mises en œuvre depuis 2011 peuvent être analysées au regard des questions suivantes : les nouvelles sources d'énergie sont-elles suffisamment sûres pour protéger la population jordanienne des risques de rupture et de pénurie d'approvisionnement ? Quel a été l'impact de l’exploitation de ces sources d’énergie sur la facture énergétique et sur l'économie ? Ces ressources ont-elles été correctement gérées aux niveaux technique et financier ? Toutes ces ressources énergétiques sont-elles nécessaires à la sécurité énergétique du pays et aux besoins de sa population ?
Après la crise
Un seul mot : le gaz
Le gaz naturel est la clé de voûte de la stratégie de sécurité énergétique de la Jordanie. C'est le composant le plus utilisé dans la production énergétique nationale, et celui qui contribue le plus aux dépenses liées à l'énergie. Les accords sur le gaz, les prix du gaz et ses sources jouent donc un rôle majeur pour le secteur énergétique jordanien.
Douze ans après la crise de l’énergie de 2011, il est important d’analyser les accords actuels sur le gaz, dont le plus important est l'accord passé avec Israël. En 2015, la Jordanie a signé un accord de 10 milliards de dollars pour importer du gaz israélien extrait du champ Leviathan en Méditerranée pour la production d'électricité, sur une période de 15 ans. Cet accord a fait suite à un autre accord conclu avec la Jordanian Arab Potash Company, d'une valeur de 770 millions de dollars, pour importer du gaz depuis le gisement de Tamar, également situé au large des côtes israéliennes.31 Le gouvernement a non seulement ignoré l'opinion publique jordanienne, qui rejetait l'accord Leviathan, mais a également fait fi de toutes les considérations liées à la sécurité de l'approvisionnement énergétique du pays, étant donné que le propriétaire de cette ressource est un ennemi stratégique,32 avec lequel les relations sont marquées par de profondes tensions et des conflits.
L'accord Leviathan, qui devait rester secret, prévoit des pénalités élevées (1,5 milliard de dollars) pour l'acheteur (la NEPCO) en cas de défaillance, et des pénalités moins élevées pour le vendeur (1,2 milliard de dollars seulement). En outre, sur le papier, le vendeur est une société enregistrée aux îles Caïmans, ce qui signifie que les partenaires israélien·nes pourraient être en mesure d'échapper à toute responsabilité en cas de défaillance. Cela fait redouter l’éventualité d'une rupture d’approvisionnement en gaz à la suite d'une décision arbitraire, ce qui aurait des conséquences minimes pour Israël mais entraînerait des effets dévastateurs pour la Jordanie. L'accord limite également la capacité de cette dernière à remplacer les importations par sa propre production. Ainsi, si la Jordanie accroît l’extraction domestique, elle ne peut pas réduire la quantité contractuelle de plus de 20 %, et ce uniquement après qu'au moins la moitié de la quantité convenue dans l’accord a été achetée.32
Dans son rapport de 2020, le Conseil économique et social (CES) de Jordanie a déclaré que l'accord sur le gaz Leviathan est problématique en raison du secret qui entoure les aspects techniques, financiers et relatifs à l’approvisionnement, et car le contrat mentionne certaines parties prenantes sans les identifier clairement. En outre, le gazoduc qui achemine le gaz de Leviathan vers la Jordanie est géré par la société égyptienne Fajr, sans contribution jordanienne. Ainsi, les détails de l'accord et sa mise en œuvre échappent au contrôle du royaume. Cette dépendance à l'égard de partenaires extérieur·es, sans protection ni garantie adéquates, menace la sécurité énergétique à long terme du pays. À cet égard, l'article 19.4.15 de l'accord stipule qu’ « en aucun cas les partenaires du champ Leviathan n'auront d'obligation ou de responsabilité envers l'acheteur [à savoir la NEPCO] en ce qui concerne l'objet du présent accord. »
En l'absence de garanties contractuelles et juridiques explicites assurant le droit de la Jordanie à voir ses besoins d'approvisionnement en gaz satisfaits, le pompage du gaz et le contrôle de la quantité fournie peuvent être utilisés comme moyen de pression par Israël. Cela représente une menace réelle pour la sécurité énergétique de la Jordanie et pour son économie, et ouvre la voie à une ingérence étrangère dans les affaires jordaniennes. Le CES recommande l'annulation de l'accord Leviathan et la conclusion d'un nouveau contrat. Si cela s'avère impossible, l’organisme affirme que le gaz israélien ne devrait pas dépasser 15 % des importations ou de la consommation du pays, afin que toute interruption dans l'approvisionnement puisse être absorbée. Néanmoins, la clause de pénalité de 1,5 milliard de dollars en cas de non-respect des termes de l'accord, ainsi que les amendes supplémentaires en cas de réduction de la quantité achetée, remettent en question la possibilité d'appliquer les recommandations du Conseil.34
Conformément à l'esprit des recommandations du CES, certain·es représentant·es de l'État (tel·les que les ministres de l'énergie et des finances) ont tenté d’atténuer la position stratégique du gaz israélien, en limitant les importations en provenance d'Israël à un maximum de 20 % du mix énergétique.35 Mais les importations sont susceptibles de dépasser ce plafond puisque divers contrats relatifs au gaz, notamment celui passé avec l'Égypte, ainsi que l'accord relatif à l’unité flottante de stockage à Aqaba, arrivent à échéance. Dans le même temps, la stratégie énergétique 2020-2030, qui énonce l'objectif du ministère de l'énergie de réduire le pourcentage de la production d'électricité à partir du gaz de 82 % en 2020 à 53 % en 2030, prévoit que près de la moitié du gaz utilisé pour la production d'électricité sera importé d’Israël au cours de cette période. Si c’est le cas, le coût et la fiabilité de l’approvisionnement en gaz israélien resteront déterminants dans les années à venir.
Les schistes bitumeux, un or noir gaspillé ?
En 2012, en plein virage vers les sources d'énergie locales, l'État a commencé à reconsidérer la question des schistes bitumineux. Sous les mandats des 14 ministres de l'énergie précédents, cette discussion était restée bloquée au niveau des études et des consultations, en raison des coûts relativement élevés de l'exploitation des schistes bitumineux. Des études ont estimé que les réserves du pays contenaient entre 40 et 70 milliards de tonnes de schistes bitumineux, faisant de la Jordanie le sixième pays au monde le plus riche en schistes bitumineux, dont la puissance électrique est estimée à 600-900 mégawatts par site dans plusieurs endroits,36 soit environ la moitié de la consommation annuelle d'électricité du pays. À la suite d’études approfondies, un accord a été conclu en 2017 avec l'Estonian National Energy Company (Enefit) pour établir une centrale électrique alimentée par des schistes bitumineux dans la région d'Attarat, au sud-est d'Amman, d'une capacité totale de 470 mégawatts (soit 15 % des besoins en électricité du pays). La centrale électrique d'Attarat est entrée en service en 2021, et constitue actuellement la plus grande installation énergétique du pays.37
Mais en 2019, alors que le projet était sur le point d'être achevé et mis en service, l'État a annoncé qu'il recourait à l'arbitrage international contre la société gérant la centrale électrique d'Attarat. Le gouvernement a invoqué l' « injustice flagrante » du prix facturé pour l'électricité produite par la centrale, et a soutenu que la NEPCO devrait pouvoir résilier l'accord si cette injustice n'était pas corrigée.38 Il est important de noter que la Banque mondiale avait déjà demandé au gouvernement jordanien de reconsidérer le coût, l'utilité et la productivité de la centrale Attarat, tandis qu'un rapport du FMI39 établissait un lien entre le projet et l'augmentation des pertes prévues pour la NEPCO. Selon les estimations de Jafar Hassan, ancien ministre d'État aux affaires économiques, la centrale fera accroître les pertes annuelles de la NEPCO, estimées à plus de 560 millions de dollars d'ici 2024, les pertes totales entre 2020 et 2024 devant atteindre 2 milliards de dollars40 - en supposant que les tarifs restent inchangés et que le prix du pétrole brut Brent soit de 55 dollars par baril. En outre, les rapports du gouvernement (NEPCO 2020) confirment que l’entreprise publique a économisé 82,6 millions de dollars lorsque la pandémie de Covid-19 a retardé le projet Attarat.
Selon le gouvernement, la société gestionnaire a volontairement dissimulé le coût réel du projet41 et les tarifs contractuels sont trop élevés. L'État a donc engagé une procédure d'arbitrage pour réduire le prix de vente. Les données gouvernementales montrent que le prix moyen d'achat de l'électricité produite par la centrale d’Attarat est d'environ 14 cents par kWh, et qu'elle est vendue aux consommateur·trices à 18 cents42 lorsque les coûts de transmission et de distribution sont inclus.
La production de schistes bitumineux pour alimenter la centrale d’Attarat en fait la source d'électricité la plus chère en Jordanie par kWh, plus de 41 % plus chère que la moyenne.
S'il est vrai que le gouvernement jordanien a signé l'accord d'Attarat à un moment critique, lorsque les prix mondiaux du pétrole étaient élevés et que le pays était confronté à une grave pénurie de sources d'énergie primaire, ce qui l'a conduit à accepter les coûts importants du projet, les déclarations officielles omettent de mentionner que le gouvernement a eu plus tard l'occasion de se retirer du contrat, en 2016. À cette période, les prix mondiaux du pétrole et des énergies primaires avaient chuté de manière significative, et la stabilité énergétique locale était rétablie grâce à la baisse des coûts de production. Néanmoins, lorsque la société Attarat a failli ne pas obtenir le financement nécessaire cette année-là,43 le gouvernement a poursuivi l'accord, octroyant à l’entreprise deux mois supplémentaires pour résoudre ses problèmes financiers, plutôt que d'annuler complètement le contrat. Le gouvernement a ainsi manqué une véritable occasion d'éviter ces charges financières.
Le coût élevé des schistes bitumineux, qui les rendent peu compétitifs par rapport à d'autres sources d'énergie, s'expliquent notamment par l'immaturité de la technologie utilisée. Les schistes bitumineux ont également des coûts environnementaux importants. Ils émettent beaucoup de dioxyde de carbone en comparaison à la combustion du gaz naturel, sans parler de la production d'énergie renouvelable, et leur combustion nécessite également de grandes quantités d'eau, ce qui est particulièrement problématique dans un pays confronté à une grave crise de l'eau. On peut donc en conclure que le gouvernement jordanien a commis une erreur stratégique en se lançant dans cet investissement très coûteux à ce stade (étant donné que les coûts des schistes bitumeux sont susceptibles de diminuer à mesure que la technologie évolue), et en investissant dans une solution qui ne fera qu'exacerber la pénurie d'eau à laquelle le pays est confronté. En outre, la centrale Attarat est aussi très polluante au niveau local, et le coût sanitaire de cette pollution et ses répercussions pour le secteur de la santé doivent être pris en compte.
Les énergies renouvelables
Les énergies renouvelables représentent actuellement 30 % du mix énergétique jordanien,44 soit la plus grande part après le gaz et la plus grande source domestique d’énergie. Les énergies renouvelables influencent donc les coûts énergétiques dans une large mesure, et déterminent la manière dont le secteur de l'énergie est organisé et planifié. Le secteur des énergies renouvelables a connu un essor considérable après l'adoption en 2012 de la loi sur les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique. Cet essor s'est poursuivi jusqu'en 2018, période durant laquelle le modèle jordanien d'énergie propre a fait l'objet d'une large publicité quant aux promesses d'autosuffisance énergétique et de prix compétitifs. Mais cette promesse est rapidement restée lettre morte, les rêves d'énergie verte se transformant en cauchemar pour les institutions gouvernementales chargées de la gestion des énergies renouvelables. Une mauvaise planification du nouveau secteur a entraîné des dysfonctionnements généralisés qui ont pesé sur les producteur·trices et les travailleur·euses, ce qui a conduit à des débats sur la fermeture immédiate des entreprises locales de production d'énergie renouvelable en 2022.
La Jordanie a un fort potentiel en matière de production d'énergie renouvelable, en particulier l'énergie solaire. De vastes étendues de territoire sont disponibles dans les régions du sud et de l'est, et le pays est situé sur la « ceinture solaire », avec un rayonnement solaire idéal et de longues heures d'ensoleillement tout au long de l'année.45 Les projets d’énergie solaire pourraient donc constituer une source d'énergie très fiable et sûre en raison de son abondance, de son accessibilité, de sa durabilité et de son faible coût d'exploitation et d'utilisation.
Avant 2011, seules de timides tentatives avaient été faites pour inclure les énergies renouvelables dans le mix énergétique, en raison des coûts élevés à l'époque, l'énergie renouvelable étant environ deux fois plus chère que l'énergie produite à partir du gaz égyptien. Toutefois, à la suite de la crise du gaz, la diversification des sources d'énergie est devenue une priorité et la loi sur les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique a été approuvée en 2012. Cette loi définit des prescriptions et des lignes directrices pour régir le secteur, parallèlement au développement de projets d'énergies renouvelables. Les projets ont été élaborés selon deux catégories distinctes : d'une part, les projets reposant sur des appels d'offres directs et des appels d'offres concurrentiels pour vendre de l'énergie à l’État conformément à des accords spécifiques ; d'autre part, les projets d'autoproduction gérés par les utilisateur·trices finaux (citoyen·nes ou entreprises), sous la forme de projets de comptage net et de wheeling (voir ci-dessous).
Projets d'énergies renouvelables par appels d'offres directs
Dans le but d'attirer les investissements étrangers et nationaux, l‘État a invité les investisseurs et les promoteurs après 2012 à soumettre des propositions techniques et financières pour les centrales d'énergie renouvelable. Lors de la première phase d'appels d'offres directs, le gouvernement a évité le processus d'appel d'offres concurrentiel et a proposé les prix attractifs de 16 cents par KWh pour l'énergie solaire et de 10 cents par KWh pour l'énergie éolienne, avec une réduction de 15 % pour les projets nationaux.46 Cette première phase d'appels d'offres directs a permis la construction de centrales d'une capacité totale de 204 mégawatts pour l'énergie solaire, et de 423 mégawatts pour l'énergie éolienne, installées pour la plupart dans le sud du pays. La compétitivité s'est accrue lors des deuxième et troisième phases d'appels, pour lesquelles l’État a appliqué un modèle d'appel d'offres concurrentiel. En conséquence, les projets ont été attribués aux entreprises offrant des prix plus bas : 6,5 cents par kWh lors de la deuxième phase, et 2,5 cents par kWh pour la troisième phase (interrompue depuis).
À toutes les étapes, des accords d'achat d'électricité ont été signés, obligeant l’État à acheter toute l'électricité produite au prix convenu pendant 20 à 25 ans. Il faut noter que ces accords contrastent avec la situation d'autres pays, où une transition s’est opérée vers des contrats à prix variables qui réduisent systématiquement le prix d'achat une fois que les investisseurs ont rentabilisé les coûts du projet. Toutefois, les organismes de financement ne sont toujours pas disposés à accepter les risques d'investissement associés à ce type de contrat.
Le coût élevé de la première phase d'appels d'offres a suscité de vifs débats dans le pays sur la viabilité des énergies renouvelables, le secteur étant tenu pour responsable de l'augmentation des prix de l'électricité à cette période. Pourtant, les chiffres officiels viennent contredire cette analyse. En effet, pour les centrales solaires par exemple, les projets de première phase ne représentent que 2,5 % de l'électricité totale produite,47 de sorte que leur impact sur le coût global de l'énergie reste minime. Le coût moyen par kWh de l'énergie renouvelable est proche du coût moyen de l'électricité produite à partir du gaz (l'option la moins chère dans le contexte local), et la différence dans le coût final n'est que de 0,7 cent par kWh. Cela démontre que les énergies renouvelables ne sont pas responsables de la hausse des prix de l'électricité en Jordanie.
Néanmoins, les projets d'énergie renouvelable développés dans le pays ont été vivement critiqués, certain·es considérant que les prix élevés des projets lancés lors de la première phase constituaient une forme de subvention pour les investisseurs. Ces objections, ainsi que la question de l'augmentation des prix de l'électricité, ont conduit le ministère jordanien de l'énergie et des ressources minérales à annoncer en 2022 des « mesures correctives » pour réduire les coûts de la production d'électricité, notamment la renégociation des prix avec les entreprises d'énergie renouvelable pour 29 projets.48 Malgré cela, le gouvernement a finalement pris la décision en 2019 d'interrompre l'appel d'offres, et la troisième phase d'appels d'offres a été interrompue, bien que les prix estimés des énergies renouvelables pour les troisième et quatrième phases de l'appel d'offres étaient inférieurs de plus de 9 cents par kWh aux prix de l'électricité en 2021. Cela aurait fait des énergies renouvelables la ressource énergétique disponible la moins chère en Jordanie, nettement moins chère que le gaz naturel ou les schistes bitumineux.
En renonçant au développement des énergies renouvelables à ce moment-là, la Jordanie a donc manqué une belle occasion de réduire les prix de l'électricité et d'accélérer la transition énergétique. Mais alors, si les projets d'énergies renouvelables permettent de réduire les coûts de l'électricité, pourquoi le gouvernement a-t-il interrompu la troisième phase et cessé d'accepter des offres ? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cette décision. Tout d'abord, le gaz israélien, l’exploitation des schistes bitumineux et les centrales d’énergie fossile répondent déjà aux besoins énergétiques actuels. Par conséquent, de nouveaux projets de production d'énergie renouvelable auraient entraîné une surabondance de l'offre. Deuxièmement, pour des raisons techniques (principalement en raison de la variabilité des flux d’énergies solaire et éolienne), la capacité du réseau électrique à absorber les énergies renouvelables reste limitée. Troisièmement, si des éléments du système cessent de fonctionner, à savoir les parcs éoliens et les centrales solaires, la crainte est grande que cela se traduise par un risque sérieux de coupure généralisée. Il est donc nécessaire d'investir dans les infrastructures, d'étendre les réseaux et d'augmenter la capacité de production. Ces investissements font défaut, en raison des difficultés structurelles et financières rencontrées par le secteur public de l'énergie. Enfin, la manière dont le gouvernement a investi dans les projets d'autoproduction d'énergie renouvelable a posé un certain nombre de problèmes (ce point sera abordé plus loin).
Projets d'autoproduction d'énergie renouvelable : le comptage net et le wheeling
En 2012, après la promulgation de la loi sur les énergies renouvelables, le gouvernement a ouvert la voie aux consommateur·trices pour qu'ils et elles mettent en place des installations d'énergie renouvelable pour leur propre usage, au moyen de deux types de systèmes : le comptage net et le « wheeling ». Ces deux systèmes permettent aux consommateur·trices de produire de l'énergie électrique à partir de sources renouvelables, de l'utiliser à des fins personnelles et d'échanger tout excédent avec de l'électricité appartenant à l'État, pour les périodes où leurs propres sources renouvelables ne peuvent pas couvrir leurs propres besoins. La différence entre les deux systèmes réside dans leur localisation : un système de comptage net est installé près de l'endroit où l'électricité est consommée, tandis que les systèmes de facturation nette (wheeling) sont situés à une certaine distance, et sont reliés au lieu de consommation par des réseaux de transmission et de distribution. Dans les deux cas, les producteur·trices-consommateur·trices sont facturé·es pour le différentiel entre le surplus d'électricité qu'ils et elles produisent et l'électricité consommée depuis le réseau national. Si l'excédent d'électricité produite dépasse les quantités prélevées, l’État s'engage à l'acheter à un prix de référence déterminé. Il s’agit donc d’un régime de compensation, intégrant une stratégie gouvernementale qui vise à soutenir et à stimuler le secteur des énergies renouvelables, et à permettre aux consommateur·trices de bénéficier d'une facture réduite.
Malheureusement, les responsables de la régulation du marché jordanien de l'électricité, et plus particulièrement du système de compensation, n'ont pas pris en compte toutes les ramifications économiques du système. Le coût estimé d'un kilowatt produit à partir des systèmes de comptage net et de wheeling ne dépasse pas 5,5 cents, alors que le coût moyen de chaque kilowatt fourni par le réseau public national est de 11 cents. Ce coût augmente d’ailleurs pendant la nuit, lorsque la plus grande partie de l'électricité est consommée. La différence de coût constitue donc une perte que l'État est obligé d'assumer. Il s'agit là d'une des principales failles structurelles inhérentes à ces installations.
Les systèmes d'autoproduction ont connu une croissance fulgurante ces dernières années, atteignant 972 mégawatts, soit 39 % de la capacité totale d'énergie renouvelable déployée en Jordanie en 2021.50 Cependant, la plupart de ces installations appartiennent à de gros consommateur·trices,51 notamment des sociétés de télécommunications, des banques, des hôtels, des hôpitaux privés et de grand·es consommateur·trices domestiques, qui voient dans l'énergie renouvelable un moyen de contourner les tarifs élevés pratiqués par l'État. Ainsi, parallèlement au développement des projets individuels d'énergie renouvelable, on observe une diminution des ventes d'électricité aux grand·es consommateur·trices, notamment les grands groupes industriels.52 Ainsi, en 2020, les ventes d'électricité au secteur industriel avaient diminué de 32% par rapport à 2014, avant l'introduction des énergies renouvelables.53 Bien qu'une partie de cette baisse soit due à la fermeture de certaines usines pour des raisons économiques, elle est surtout imputée à la croissance de l'autoproduction, en particulier pour les énergies renouvelables. Cette perte de revenus a eu des répercussions importantes sur le secteur public de l'énergie.54 Ces gros·ses consommateur·trices subventionnaient auparavant le fonctionnement du réseau national et, par conséquent, les consommateur·trices d'électricité plus pauvres. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. On peut donc affirmer que l'État a subi des pertes directes en raison de son orientation néolibérale et inadaptée dans le secteur des énergies renouvelables. En effet, les consommateur·trices d'électricité les plus riches sont eux·elles-mêmes soutenu·es par le régime de compensation. Dans le même temps, leur utilisation du réseau national contribue à son usure, sans que cela ne soit couvert par leurs factures.
Les grandes institutions et entreprises du secteur privé contrôlent désormais une large part du secteur des énergies renouvelables en Jordanie. Cela soulève des questions cruciales : qui bénéficie des énergies renouvelables et qui peut y accéder ? Dans l'intérêt de qui la transition vers des sources d'énergie renouvelables et propres s’opère-t-elle, et qui la contrôle ?
Jusqu’à présent, les responsables de la planification du secteur de l'énergie jordanien n'ont pas considéré l’enjeu d'une distribution équitable des énergies renouvelables. Contrairement à l'approche actuelle qui, comme nous l'avons vu, profite aux grand·es acteur·trices du secteur privé et aux catégories à hauts revenus, des politiques justes permettraient plutôt d’orienter la production d’électricité vers des secteurs vitaux et en difficulté économique, tels que l'agriculture et les petites et moyennes industries, et/ou utiliseraient la production d'énergie renouvelable pour réduire la facture énergétique globale de l’État. Par exemple, des politiques alternatives en matière d'énergies renouvelables auraient pu se concentrer sur le remplacement des subventions par des générateurs solaires autonomes pour les catégories de population à faibles revenus, en les protégeant de la hausse des prix, ou sur le développement de la production d'énergie renouvelable au sein des équipements et infrastructures étatiques, qui sont de grand·es consommateur·trices d'électricité. En 2012, le gouvernement a créé le Fonds jordanien pour les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique (JREEEF) afin de résoudre certains de ces problèmes. Le fonds a été créé pour fournir un financement et une assistance technique à divers groupes sociaux, notamment les petit·es et moyen·nes consommateur·trices et les secteurs productifs, afin d'améliorer leur accès aux énergies renouvelables et de réduire leur consommation d'énergie. Cependant, les performances du Fonds se sont avérées limitées par rapport aux investissements du secteur privé, ou aux subventions existantes pour l'électricité. Selon le site web du Fonds, les économies réalisées grâce aux projets mis en place dans tous les secteurs se sont élevées à 9,44 millions de dollars, alors que les subventions annuelles à l'électricité sont estimées à 564 millions de dollars.55
Garantir un accès équitable aux énergies renouvelables ne signifie pas nécessairement qu'il faille affaiblir la capacité du secteur privé à réduire ses coûts grâce à l'autoproduction, ou abandonner la concurrence sur le marché. Cependant, des changements significatifs doivent être apportés au secteur jordanien des énergies renouvelables, afin d’assurer une distribution équitable et ciblée de l'électricité renouvelable aux utilisateur·trices industriel·les, commerciaux, agricoles, domestiques et au secteur de l'eau. Il est primordial de fixer des prix équitables, qui reflètent les coûts occasionnés par les installations privées d'énergie renouvelable qui ont recours à l’électricité et au réseau national·e. Ces tarifs doivent permettre d'investir dans les réseaux électriques afin d'améliorer leur fiabilité, et leur capacité à absorber efficacement l'électricité autoproduite. Si tel était le cas, l'autoproduction d'énergie renouvelable permettrait à l'État de fournir à la population jordanienne un meilleur accès à l'énergie, et moins cher. En outre, un nouveau système de facturation doit être mis en place pour remplacer le comptage net, afin de refléter la valeur réelle de l'électricité tirée du réseau, et pour mettre fin au système injuste actuel d’échange par lequel l'État perd des dizaines de millions de dollars en achetant de l'électricité autoproduite à des taux très défavorables. Ce système de facturation nette doit être mis en place d'une manière qui profite à toutes·tes. Enfin, les grand·es consommateur·trices devraient continuer à soutenir la fourniture d'électricité aux utilisateur·trices plus pauvres sous diverses formes, comme par exemple des transferts directs en espèces, ou bien en mettant en place un système qui exigerait d’augmenter la taille des installations d’autoprodutcion, de sorte que les quantités excédentaires d'énergie renouvelable produites puissent être introduites dans le réseau national.
En résumé, tout système qui soutient la production d'énergie renouvelable devrait garantir la justice et l'accès à une électricité suffisante pour tous·tes.
La trajectoire du secteur des énergies renouvelables : l’ascension puis la chute… avant une nouvelle ascension ?
En 2019, le gouvernement a annoncé qu'il cesserait d’octroyer des licences aux installations d'énergie renouvelable de plus de 1 mégawatt. Cette décision a été présentée comme une suspension temporaire, le temps que le gouvernement évalue la capacité du réseau.56 Cependant, même avant cette décision, des signes clairs montraient que l'État commençait déjà à limiter son engagement envers les nouveaux projets d'énergie renouvelable, et qu'il avait également du mal à répondre à la demande des consommateur·trices pour délivrer des licences pour les installations solaires individuelles. L'approbation des nouveaux projets a été retardée et a été subordonnée à une réduction de la capacité de production, et des normes techniques onéreuses ont été imposées, ce qui a entraîné une hausse des coûts.
L’examen du volume des investissements réalisés dans les énergies renouvelables en Jordanie au fil du temps renseigne sur le niveau de croissance du secteur, et dans quelle mesure il a été influencé par les décisions du gouvernement. Entre 2012 et 2020, quelque 3,09 milliards de dollars ont été investis dans les énergies renouvelables. Les investissements ont culminé à 955 millions de dollars pour l’année 2016,57 les investissements étrangers représentant environ 75 %58 de ce montant. La période entre 2015 et 2018, qui correspond à la deuxième phase des appels d’offres directs pour les projets d'énergies renouvelables, correspond au pic de la croissance. L'octroi de licences pour les installations de comptage net et de wheeling à grande échelle a constitué l’évolution la plus significative au cours de cette période. Cela a entraîné un boom des énergies renouvelables, et le secteur a été considéré comme un terrain d'investissement prometteur. Toutefois, cette croissance a brusquement ralenti en 2019, avec la décision de suspendre la troisième phase d'appel d'offres et d'arrêter l'octroi de licences pour les projets de plus d'un mégawatt. La situation a encore été aggravée par la décision d’interrompre la production des centrales les vendredis et samedis pendant la pandémie de Covid-19. Les investissements ont donc fortement chuté en 2020, pour atteindre seulement 16,8 millions de dollars. Ce ralentissement a constitué une menace non seulement pour le secteur des énergies renouvelables dans son ensemble, mais aussi particulièrement pour la main-d'œuvre locale.
Cependant, un changement s'est opéré après l'arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement de Bisher Al-Khasawneh en octobre 2020, qui a permis une redynamisation du secteur des énergies renouvelables. Le montant des investissements a ainsi atteint 307 millions de dollars en 2021. En outre, en 2022, l'État a décidé d’octroyer à nouveau des licences pour les installations d'énergie renouvelable de plus de 1 mégawatt, mais avec de nouvelles réglementations plus strictes.59
Si ce retour à la croissance dans le secteur est positif, il convient de noter qu'elle ne s’est accompagnée d’aucune modification significative du système de facturation et de tarification, ni d’aucune réforme politique. Une redevance modeste (équivalente à 2,8 dollars par kWh) a été imposée au seul secteur domestique (en particulier à celles et ceux qui possèdent des installations d'énergie renouvelable), laissant de côté d'autres secteurs comme les banques, les hôpitaux privés, les usines et les entreprises de télécommunications, pour lesquel·les une révision de la grille tarifaire est tout aussi nécessaire. Par conséquent, les problèmes qui ont affecté le secteur jusqu'à présent risquent de s'aggraver à l'avenir.
L’avenir du secteur énergétique en Jordanie
Les médias grand public jordaniens offrent une image positive de la transition rapide vers les énergies renouvelables, mais ce récit passe sous silence les obstacles considérables auxquels le système électrique jordanien doit encore faire face, tels que l'incapacité du réseau électrique à absorber davantage d'énergie. Ce problème est dû au fait que la croissance très rapide des nouvelles sources d'énergie ne s'est pas accompagnée d'un développement des infrastructures et du réseau électrique.
Toute solution avancée pour résoudre la crise énergétique en Jordanie se doit d'être rationnelle et réalisable. Dans le même temps, les forces populaires, civiles et syndicales doivent faire pression pour que les politiques nationales fassent de la souveraineté énergétique une priorité absolue. Malgré les ramifications inextricables des contrats abusifs conclus par les administrations précédentes, il est possible (et nécessaire) de commencer à renforcer progressivement les capacités du secteur en vue de garantir son indépendance. Pour ce faire, le secteur devrait continuer à se développer au niveau local, ce qui réduirait les coûts de production de l'électricité et minimiserait la nécessité d’avoir recours à de grands projets financés par le secteur privé et les investissements étrangers. Cela profiterait à la NEPCO sur le plan financier, et atténuerait également son besoin de fonds internationaux. Toutefois, cela ne sera possible qu'en s'orientant vers davantage de sources d'énergie renouvelables, et en établissant un cadre permettant de considérer ces ressources comme des biens publics plutôt que comme des marchandises.
L'élaboration d'une stratégie nationale pour renforcer les capacités de la Jordanie en matière d'énergies renouvelables constitue la première étape de cette transition. La priorité suivante devrait être placée sur le développement des systèmes d'autoproduction décentralisés à petite échelle pour les particuliers et les petites institutions, qui peuvent couvrir leurs besoins de manière juste et efficace tout en réduisant la charge du réseau national. Cela améliorera la vie des gens en réduisant leurs charges liées à l’électricité, tout en allégeant le poids des subventions pour l'État. Ces systèmes décentralisés constituent un précieux outil de développement, et peuvent être déployés et renforcés efficacement à l'échelle nationale. Cela peut contribuer à limiter le rôle des grandes entreprises dans le secteur énergétique jordanien. Cependant, le déploiement efficace de ces installations nécessite une large mobilisation de fonds publics et des institutions financières, comme cela a été le cas par le passé avec la participation de la Banque de développement des villes et des villages, la Société de crédit agricole, le Projet d'électrification rurale et le Fonds jordanien pour les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique. Ces institutions pourraient être les principaux bailleurs de fonds des projets individuels d'énergie renouvelable, et pourraient créer des partenariats avec les secteurs de l'ingénierie et du commerce, ainsi qu'avec l'expertise locale, afin de mettre en place de nouveaux systèmes et projets.
Le secteur énergétique jordanien a souffert par le passé de sa dépendance à l'égard de sources (locales et importées) dont la production dépassait ses besoins, souvent vendue à des prix inabordables, ce qui a entraîné une hausse du coût de l'énergie au niveau national et des pertes financières pour le secteur public de l'énergie. Il serait possible de remédier à cette situation en adoptant une stratégie globale qui stimulerait la demande d'électricité dans les secteurs stratégiques socialement bénéfiques, notamment en autoproduisant l’électricité pour alimenter les ministères. Par exemple, les transports (publics et privés), qui consomment environ 49 % des importations d'énergie primaire du royaume,60 pourraient être auto-électrifiés. Ce changement (et d'autres du même type) réduirait la facture énergétique de l'État, optimiserait l'utilisation des ressources locales et stimulerait la croissance économique dont le pays a tant besoin.
Le dessalement de l'eau de mer est un autre domaine dans lequel la capacité de production existante du pays peut être investie. En alimentant les usines de dessalement, l'électricité pourrait être utilisée pour remédier à la pauvreté en eau du pays. À ce titre, il faut mentionner l'accord récent passé entre la Jordanie et Israël, sous l’égide des Émirats arabes unis,61 en vertu duquel le royaume achètera chaque année 200 millions de mètres cubes d'eau dessalée à son voisin, en échange d'électricité produite par une centrale solaire de 200 mégawatts installée en Jordanie. Cela rend la Jordanie dangereusement tributaire d'Israël, surtout si l'on tient compte de sa dépendance à l'égard du gaz israélien.62 Il est impératif de faire pression sur le gouvernement pour que celui-ci annule cet accord, et de favoriser une synergie nationale entre les secteurs de l'eau et de l’électricité, notamment en utilisant des technologies modernes d'énergie renouvelable pour le dessalement de l'eau, et en restructurant le réseau hydraulique afin de gaspiller moins d'énergie et d'eau. Cela permettrait de soutenir les énergies propres en Jordanie, et de répondre aux besoins en eau de demain.
Enfin, la création d'un marché commun de l'énergie arabe et régional reste un projet important pour la région, qui n'a pas encore été réalisé. Cela contribuerait à résoudre les crises énergétiques, non seulement en Jordanie mais aussi dans toute la région. Le développement des projets actuels d'interconnexion électrique avec l'Égypte, la Palestine et l'Irak, et la mise en place de nouveaux réseaux agrandis pour connecter la région permettraient d’assurer la stabilité des systèmes électriques en Jordanie et à l'étranger. En outre, de telles initiatives limiteraient les problèmes techniques auxquels le secteur énergétique est actuellement confronté, et augmenterait la capacité des réseaux d'énergie renouvelable. Cela serait très avantageux sur le plan économique, car cela permettrait d'exploiter toutes les capacités de production sous contrat et de vendre de l'électricité aux pays voisins - comme le Liban - qui souffrent de graves pénuries d'énergie, ce qui serait bénéfique pour les deux parties.